mercredi 25 novembre 2015

Persona (1966) d'Ingmar Bergman




Regarder « Persona » m’est insoutenable. 

C’est souvent le cas d’une œuvre pornographique.

Il y a le gros plan qui oblige l’œil, bien sûr (Griffith aurait, dit-on, « inventé » cette figure pour se rapprocher du visage de Lilian Gish, dont il était épris), qui impose au cadre la charge maximum d'intensité que peut produire le cinéma, qui induit la concentration du regard de l'autre, le spectateur sans lequel le film n'existe pas. 

Il y a en suite la nudité, qui est vraie, qui est obscène. La vérité ne se dit pas, ne parle pas : elle se montre, elle est criante. L’obscénité est une mise en scène, le propre d’une mise en scène – pour quelqu’un qui est bien cinéaste et non un cinéaste bien –, c’est à dire la mise en lumière – nudité – des émotions – intimité. Tout le poids de l'être dans des yeux. Ceux des personnages. Ceux des spectateurs.

Jean Renoir disait filmer la pensée sur les visages.  Bergman sait la beauté de l’obscénité d’un regard, il parle la langue du visage et sait la traduire dans le langage du cinéma. L’insoutenable c’est ce trouble, de l’ordre public toujours, et du mien - privé - parfois, lorsqu’un film me regarde, quand je m’y reconnais. Une distance – celle de la projection – explose. Je suis aspiré tout entier. Et c’est le déni qui s’avance dans un paradoxe saisissant : les histoires des autres ne nous intéressent pas si nous ne nous y reconnaissons pas, alors pourquoi refuser de savoir quelle tête on a quand… ?

Jean Cocteau suggérait aux miroirs de réfléchir un peu plus. Ceux de Bergman ne peuvent guère réfléchir davantage.

Pénalement ce qui est interdit n’est que de l’ordre d’une nudité localisée, anatomiquement parlant. 

Rien de grave en somme, ce ne sont que des parties ne valant pas pour le tout.

Le visage c'est autre chose...


2001 : A space odyssey (2001, l'odyssée de l'espace) 1968 de Stanley Kubrick




2001. Encore. Ça n'est pourtant pas mon film de chevet. Mais il me semble que c'est le film de chevet du cinéma lui-même. Parce qu'il traite de la raison d'être même du cinéma. De sa raison d'être encore aujourd'hui. En 2015.


Parce qu’aujourd’hui encore le film nous montre que l'important ça n'est pas le singe mais le ciel derrière lui. Ou plutôt, plus exactement le rapport mystérieux entre le ciel et le sol : la pesanteur et son désirable corolaire, l'apesanteur. 

Il fut un premier roi pour s’en plaindre. C’était au 7ème siècle. C’était le « poids du monde », la charge sans fin sur les épaules de celui qui doit régner. A sa suite les monarques apprirent l’art de la plainte face à tant de responsabilités qui descendit en suites plus ou moins royales – loi toute en gravité – jusqu’aux prolétaires de tous les pays, en passant comme de droit par les aristocrates, puis par la bourgeoisie.


Quelques siècles plus tard, la vie était trop lourde partout et pour tout le monde. Tous cherchaient la décharge…




Elle finira par prendre forme, et démocratiquement encore : le cinématographe offrit « l’évasion pure » en demandant à l'homme fait spectateur de lever les yeux au ciel, d'aspirer - à défaut de l'être physiquement - à rejoindre un autre espace que le sien. 




Encore un peu plus tard, ou plus loin, ou plus haut, le vol spatial défiera la gravité du corps. L’homme ne se sépare pas aisément du désir, de cette drôle de pulsion dirigée vers le haut, qui le pousse souvent vers de lourdes technologies – paradoxe – visant à le défaire de l’encombrante pesanteur de la réalité…


Le cinéma devient roi des singes - entendons le mâle dominant, le mâle nécessaire, tout en agressivité -, le voilà sacré roi de la planète des signes alors qu'il lance vers le ciel un os devenu arme, instrument de pouvoir, moyen d'assouvissement du désir : et c'est alors la plus audacieuse ellipse de son histoire qui nous entraîne à sa suite dans le vide et l'espace. Apesanteur autour d'un vestige d'animalité devenant le vaisseau de l'humanité : 2001 : odyssée d'une espèce qui n'a de cesse que de se délester.

Cinéma et voyage spatial justement réunis par de similaires intentions : défaire l'homme du poids de son propre corps. Car le désir, ce voyage sans fin, doit se poursuivre. Au-delà de 2001. Bien après 2015...



dimanche 27 septembre 2015

Blade runner 1981-1992-2007 de Ridley Scott.

Posons qu'il est toujours passionnant de revoir après des années un film que l'on connaissait par cœur. On le replace - comme un moment de sa propre vie - dans le contexte d'une époque.


Que reste-t-il pour moi de "Blade runner" aujourd'hui ? Une question évidente mais que je ne m'étais jamais posé consciemment : mais à qui donc appartient cet œil fameux qui s'ouvre avec le film ? C'est en répondant à cette question que l'on comprend le projet - et en l’occurrence la réussite - de l'oeuvre. Cet œil est à la fois celui du réplicant - Roy Batty - interprété par Rutger Hauer et celui de Ridley Scott, cinéaste ici littéralement visionnaire, c'est à dire intéressé au premier chef par la vision, le visuel. Sur ce plan, celui de la contemplation presque pure, "Blade runner" n'a de concurrent sérieux qu'en URSS - la science fiction métaphysique d'Andréi Tarkovski ("Stalker", "Solaris") pour ne citer que le plus célèbre. Scott réalise un film sur le souvenir, la mémoire, avec une foi inébranlable dans la capacité du cinéma à fabriquer des images inoubliables pour certains spectateurs.

Car, à l'instar de la Tyrell Corp. qui implante de faux souvenirs - et donc génère de fausses identités - dans l'esprit artificiel des réplicants, le cinéma - c’était là la crainte des surréalistes de jadis - nous décharge du devoir de produire nos propres images pour les remplacer par les siennes. L'instrument de propagande est, on le sait, surpuissant. 


Si le film insiste autant sur le motif du regard c'est sans doute parce qu'il s'agit du point de rencontre le plus fort entre l'univers du cinéaste et celui de l'écrivain Philip K. Dick qui aura, on la sait, construit une œuvre entière autour du regard porté sur le monde et surtout de son conditionnement par la société. 


De fait, toute chose possède un regard dans 'Blade runner", même la ville. Dès lors, il est intéressant de comparer le film de Ridley Scott - à jamais atypique dans le cadre du cinéma américain commercial du fait de son caractère presque exclusivement contemplatif - avec la production hollywoodienne de son temps, celle des années 1980. L'époque est à la nostalgie et "Blade runner" ne se prive pas d'y recourir. Comme tous les films de science-fiction, il est avant tout tourné vers le passé (le genre le plus proche de la SF est sans doute le "Peplum" tant il s'agit dans les deux cas de réinventer une société dans son ensemble), mais celui auquel se réfère le film de Ridley Scott appartient à un courant très minoritaire des "années Reagan". En effet, les "eighties" vont être l'occasion d'un retour massif à l'imagerie populaire des années 50. Quelque soit leur qualité intrinsèque, la plupart des films américains de la période ont pour modèle ou référent la décennie d'après-guerre : les "Star wars" prennent la place des space opera kitsch type "Forbidden planet", "E.T." actualise "Le jour où la terre s'arrêta", "Rusty James" et "Outsiders" évoque "La fureur de vivre", "Grease" et "Les rues de feu" mélangent romance à deux sous, action et rock n'roll, "Dangereuse sous tous rapports" nous renvoie aux "Queens prom'" de jadis, "Superman" installe les couleurs du drapeau sur grand écran avec une naïveté consommée, "Rocky" et "Rambo" assurent la transition entre les années de contestation et les année du triomphalisme galopant par la réactivation du héros nationaliste, etc. Deux films - "Retour vers le futur" et "Peggy Sue s'est marié" - font de ce programme le contenu même de leurs scenarii. Il faut évidemment effacer les années 60 et 70 de la mémoire des spectateurs et leurs donner en lieu et place d'autres souvenirs de leur pays - plus "positifs", moins critiques. 

Au cœur de cette débauche de gomina, existent quelques films ("Hammett", "Gremlins", etc.) qui vont, eux, se référer à la décennie précédente - les années 40, les années noires de la seconde guerre mondiale et des films également dits "noirs", ceux où des soldats amnésiques, des femmes fatales énigmatiques et des détectives manipulés se débattent dans un monde où manque la lumière du jour. C'est la période qui hantera Dick jusqu'à sa mort (il se croyait - paraît-il - à la fin de sa vie espionné par des nazis) et à laquelle il consacrera l'un de ses meilleurs livres, "Le maitre du haut-château". C'est la période qui nous hantera tous encore longtemps, celle du "retrait" de six millions d'êtres humains considérés comme non-humains par le IIIème Reich. L’émergence du courant dit "néo-noir" dans les années 90 finira par imposer le modèle des années 40 au détriment de celui des années 50 à la fin des années 80 (avec James Gray, Quentin Tarantino, John Stahl, Dennis Hopper et quelques autres en fers-de-lance). 

"Blade runner" reste le précurseur de cela et le film qui commente peut-être le mieux la machinerie à l’œuvre dans ces anneés 80 d'amnésie pure, simple et volontaire. Je me suis pour ma part toujours étonné de la manière dont le film fragmente et essaime notre besoin d'identification. En tant que spectateur, je me suis ainsi toujours senti aussi proche de Deckard - le détective qui ne comprend pas tout tout de suite - que de son ennemi - Batty, le réplicant qui prend conscience de son humanité. Cette complexité n'est ni celle de la production courante des années 50, ni celle de cette même production dans les années 80. Elle n'a d'égale que la complexité visuelle de certains plans du film.


Perdus dans cet univers labyrinthique, à partir de quand devenons-nous humain demande le film ? Lorsque le besoin de raconter à quelqu'un ce que nos yeux ont vu devient plus important que la destruction de l'autre... Tout est dans la contemplation et dans ces effets psychiques. Comme Pip, le petit mousse de "Moby Dick", abandonné en mer et qui fait l'expérience de l'immensité des fonds sous-marin (il y voit "le pied de Dieu sur la pédale du métier à tisser de l'univers") et en perd la parole, Batty le réplicant, "a vu tant de choses que vous, humains, ne pourriez pas croire" qu'il ne peut plus les contenir toutes en lui-même. Il doit dire ce qu'il a vu avant de mourir. Le film est ainsi mû par une authentique nécessité de dire à l'autre, de montrer, de partager une vision, un souvenir, une image plus grande que soi pour mieux se comprendre, soi et l'autre. C'est ainsi sur un irrépressible désir d'honnêteté que se construit ici le contrepoint de toute une époque et de son cinéma - les années 80 donc - qui n'aura visé qu'à remplacer certaines images vécues pour la génération 60-70 par d'autres images implantées par la propagande inhérente au cinéma - celles de la génération de leurs parents, celles des années 50. C'est là le sens de cet œil grand ouvert au début du film - écho doux et mélancolique à l’œil tranché du début de "Un chien andalou" de Luis Bunuel : il ne s'agit plus d'agresser le spectateur par une rupture d'échelle et l'irruption d'un élément pornographique à l'image mais de partager avec lui un émerveillement sincère face au monde et à l'histoire que tous nous partageons même s'il est parfois le théâtre des plus grands massacres.


"Blade runner" ou le pari - gagné - que la beauté sidérante du monde est suffisante à nous le faire aimer sans que nous ayons besoin de nous mentir à son sujet.