"Le cinéma substitue à notre regard un monde qui s'accorde à nos désirs."
Michel Mourlet, "Sur un art ignoré".
Alors bien-sûr "2001". Impossible de ne pas en parler. Impossible aussi d'ignorer qu'on a tout écrit, et sans doute bien plus encore, à propos de ce film étrange, sans doute le seul de l'histoire du cinéma à réunir ses deux veines les plus éloignées que sont le cinéma expérimental et le blockbuster.
Que n'a-t-on pas dit, par exemple, à propos de la fameuse ellipse qui vient clore la première demi-heure du film par le biais d'un astucieux montage formel ?
Question : au-delà des ressemblances graphiques entre un os et un vaisseau spatial, qu'est-ce qui peut faire accepter au spectateur une ellipse de quatre millions d'années environ ?
Sans doute quelque chose que le film n'invente pas mais dont il témoigne littéralement comme aucun autre film avant lui : le désir d'apesanteur inhérent à l'espèce humaine.
Sans doute également le réalisme des effets spéciaux de Douglas Trumbull est-il déterminant dans l'acceptation du spectateur. Nous nous élevons avec ce qui semble être un tibia pour être accueillis dans l'espace par un impeccable travail de maquette et de transparence sur la musique rassurante de Johann Strauss. L'effet spécial réussi apparaît toujours comme un effet "normal" en fait : il vise l'effet de réel. Ce que Kubrick n'ignore nullement quand il vient immédiatement redoubler et rejouer sur le mode du quotidien et de la banalité la première séquence du vaisseau en apesanteur avec celle du stylo qui se détache lentement de la poche d'un personnage assoupi pour s'en aller flotter dans l'espace restreint de l'habitacle d'une navette de ligne.
Or qu'est-ce qu'un effet de réel depuis Barthes sinon "l'oubli de soi dans le monde de la diégèse". L'oubli de soi c'est aussi l'oubli du corps. C'est le désir de quitter son fauteuil pour entrer entièrement dans le monde qui nous est proposé à l'image en suivant la direction de notre regard, depuis le bas de la salle où nous sommes installés vers le haut où se situe l'écran. C'est ce désir d'apesanteur que met en scène Kubrick à travers le pari de la plus longue ellipse de l'histoire du cinéma. C'est sur ce désir - qui toujours est également une dynamique - qu'il mise pour que le spectateur accepte la scène. C'est sur l'adéquation entre voyage spatial et transport cinématographique que tout se joue finalement. Et, au-delà du challenge que pouvait représenter un tel raccord en termes de récit, c'est à une définition du cinéma que nous avons alors affaire, là, dans l'entre-deux que constitue le rapport tacite entre le texte et le spectateur.
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