Lorsqu'on découvre "Taxi driver", on est souvent dubitatif. Le portrait de ce chauffeur insomniaque qui va se faire "justicier" nocturne semble souvent incohérent au public accoutumé au cinéma américain hyper-normé d'aujourd'hui. Pourquoi Travis Bickle fait-il ceci, pourquoi dit-il cela ? Est-il conscient de la portée de tel acte ou de telle parole ? Autant de questions auxquelles le film ne répondra jamais vraiment. Où alors sous forme de motifs, mais de motifs visuels. Ça tombe plutôt bien au cinéma mais ça ne tombe pas forcément sous le sens pour le spectateur. Si nous avons tous besoin de fiction, nous n'attendons pas tous que l'art en soit le vecteur. Quoi qu'il en soit, choisissons donc l'un de ces motifs.
Certes le cinéma n'est pas avare de métaphore et l'aspirine qui se dissout dans un verre d'eau dont le contenu envahit tout l'écran renvoie bien-entendu à la tempête (sous un crâne et, littéralement, dans un verre d'eau) qui ravage l'esprit d'un Travis pour le moins désorienté au retour de la guerre du Vietnam. Pourtant ce grain-là vient d'ailleurs - de bien au-delà de celui que possède Travis - et tend naturellement vers un ailleurs encore plus lointain.
Dans "Deux ou trois choses que je sais d'elle", Jean-Luc Godard, huit ans avant Martin Scorsese, en 1967, avait déjà usé de la même métaphore et créé un pan de cosmos miniature dans un coin de café de la banlieue parisienne. Profitons de ce portail spatial pour remonter encore le temps. Jusqu'en 1947 et jusqu'à ce film de Carol Reed admiré également par Scorsese et Godard: "Huit heures de sursis". Johnny MacQueen alias James Mason s'y trouve traqué par la police après l'éternel casse infructueux. Acculé, blessé, le voici lui aussi soumis à l'épreuve du face à face cosmique.
S'entame un dialogue mental. Car apparaît un visage. C'est là la grande différence visuelle d'avec les deux héritiers de cette séquence fameuse que sont "Deux ou trois choses que je sais d'elle" et "Taxi driver". Que signifie-t-elle? Que, petit à petit, l'abstraction s'est insinuée au cœur de cet art voulu comme absolument figuratif et de surcroît hyperréaliste. Qu'en est-il alors de la métaphore si plus rien ne semble faire image ?
Retour en 1967. Michelangelo Antonioni confronte Thomas, photographe arrogant du Swinging London dont certaines photos contiennent peut-être la preuve (par l'image) d'un meurtre, et son voisin peintre expressionniste abstrait. Thomas, artiste reconnu qui pense avoir l'ascendant sur le réel à travers son appareil photo, fait face lui aussi au cosmos, une nuée de signes à la Jackson Pollock ou à la Sam Francis qui ne renvoient, semble-t-il, à rien d'autre qu'à eux-mêmes. C'est cette équation à plusieurs milliers d'inconnues qui va se glisser au fil du film dans ses propres photos, à tel point agrandies qu'elles n'en deviennent plus la preuve de rien.
Au final, Thomas, le photographe, n'aura rien produit de plus monosémique que Bill, le peintre abstrait. Et les toiles de ce dernier nous renvoient, nous spectateurs, aux tasses de café et au verre d'aspirine précédemment croisés.
Paradoxe. Tous les personnages de ces films baissent les yeux pour fixer l'espace infini. Seul le spectateur (celui de la salle pas du salon équipé home cinéma) lève la tête. Or c'est bien lui qui, toujours, est la visée du dispositif cinématographique. Et c'est par lui et par son rapport au film que se révèle le projet du cinéma lui-même comme le désir informulable de personnages accablés par le poids de leur condition. Élévation. Nous faire désirer le cosmos alors même que nous plombent les pesantes contraintes de la vie sociale. Au fond de la tasse, l'espace. L'infini dans le fini. L'incarnation du divin en termes théologiques, c'est à dire une aspiration profonde avant que de ne boire la tasse complètement. Au cinéma le verre est ainsi toujours à moitié plein. Le cinéma c'est la transcendance incarnée dans la trivialité même du quotidien. Un désir d'abstraction caché au cœur de l'enregistrement toujours lacunaire du réel.
On ne saura jamais vraiment quelles sont les motivations du taxi driver. Mais on aura connaissance d'un motif que nous partageons avec lui, celui de l'espace qui nous fait entrevoir la décharge ultime d'un poids du monde trop lourd qui repose pour l'essentiel sur un sens unique à priori et qui ne nous laisse que rarement la possibilité d'une polysémie à postériori.
On ne saura jamais vraiment quelles sont les motivations du taxi driver. Mais on aura connaissance d'un motif que nous partageons avec lui, celui de l'espace qui nous fait entrevoir la décharge ultime d'un poids du monde trop lourd qui repose pour l'essentiel sur un sens unique à priori et qui ne nous laisse que rarement la possibilité d'une polysémie à postériori.
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