samedi 22 mars 2014

Jiminy 2013 d'Arthur Môlard.

"Jiminy" est un court-métrage. "Jiminy" est un film de science-fiction, ou plus exactement d'anticipation puisque le monde qui nous est décrit ici s'avère relativement proche du notre. "Jiminy" est un film de fin d'étude. Comment dire ? "Jiminy", c'est un peu l'archétype du film que rêvent de réaliser la plupart des lycéens ayant choisi l'option Cinéma et AudioVisuel. C'est à dire que tout ça commence comme du Alain Resnais, parce qu'on est en France et que la science-fiction digne de ce nom par chez nous ça s'est passé du côté de Resnais ("Je t'aime, je t'aime") ou de Chris Marker ("La Jetée") et parce qu'il faut bien faire plaisir à son professeur de cinéma, mais ça se poursuit rapidement comme du Christopher Nolan (avec "Inception" en point de mire), l'homme qui a fait du costume trois pièces l'élément indispensable de la veine classieuse et high-tech du cinéma d'action contemporain.


Le cinéaste anglais n'est pas la seule référence de "Jiminy". Le cricket de "Pinocchio" qui donne son titre au film n'étant pas la moindre d'entre elles. Car, dans le monde de "Jiminy", la conscience s'implante dans le cortex cérébral sous la forme d'un cricket scientifiquement et considérablement modifié. Il est alors possible au porteur de l'animal de choisir un mode dit "automatique" au fil de la vie quotidienne : on peut alors cuisiner ou nouer sa cravate sans peine, et même conduire les yeux fermés! Pourquoi? Parce que, comme le dit la publicité à plusieurs reprises au cours du film, "Jiminy s'occupe de tout!"

On pressent le potentiel métaphorique d'un tel dispositif : le concept du cricket qui nous aide et nous contrôle dans le même temps, le besoin d'être rassuré en échange d'une large part de notre libre arbitre, le point de basculement totalitaire entre le contrat social plus ou moins démocratique et le diktat pur et dur, etc. Tout ce que le cinéma de science-fiction moderne et post-moderne compte de motifs marquants ("2001, l'Odyssée de l'espace", "Bienvenue à Gattaca" ou encore "Minority report" pour n'en citer que trois) est présent dans "Jiminy". S'ajoutent également d'autres motifs issus de la littérature ("L'homme au sable" extrait des contes d'Hoffmann entre autres). C'est dire si les lycéens comme leurs enseignants peuvent trouver ici du grain à moudre, se lancer, sur la base de ces vingt-trois minutes de fiction dans une quête du sens effrénée...

Notons que l'ensemble de ces motifs est très astucieusement rejoué par "Jiminy" sur un mode tout à la fois limité visuellement (pour cause de modestie de budget) mais parfaitement efficace tant sur le plan du récit que sur celui de l'imagerie. C'est en fait ce sens de la transposition, dans le cadre d'une production désargentée, d'idées visuelles venues des blockbusters américains et sur lesquelles le film ne lâche rien, qui fait une partie de son charme. On pense au cinéma "suédé" dont Michel Gondry a fait l'éloge dans "Soyez sympas, rembobinez".




Ce n'est pourtant pas cela qui est le plus remarquable dans le film. Et pour tout dire il me semble que c'est même le contraire. Ce qui est très beau dans "Jiminy", c'est l'invention gratuite. Et lorsqu'on commence à évoquer la gratuité, c'est qu'on est prêt à parler de plaisir. Chose que le film procure indubitablement.

Nous l'avons dit, "Jiminy" propose un univers tout à la fois séduisant et cohérent. Efficacité visuelle et limpidité du récit comme de la métaphore donnent envie au spectateur de participer à ce qui lui est montré, de s'impliquer dans le dispositif, donc de faire son métier de spectateur de cinéma : croire. 

A partir de là, le plaisir est décuplé par un étrange constat : de nombreux détails du film n'ont aucun sens, ne peuvent en aucun cas reposer sur une interprétation rationnelle alors cette dernière constitue pourtant une grille de lecture à laquelle s'expose presque par définition le cinéma de science-fiction, par opposition au cinéma fantastique par exemple.

En quelques mots : pourquoi, en mode automatique, le protagoniste principal - Nathanaël - conduit-il les yeux fermés alors qu'il noue sa cravate les yeux ouverts quelques minutes plus tôt sous l'emprise de ce même automatisme ?




Pourquoi Nathanaël ne se brûle-t-il pas en mode automatique en touchant le manche d'une casserole alors que la brûlure advient après qu'il ait été privé de son cricket à la fin de film avec le même manche de la même casserole ?




Délicieuses incohérences que le spectateur remarquera ou pas mais qui dans les deux cas viendront confirmer à quel point le film lui donne envie de croire. Conduire les yeux fermés, après tout, c'est la frime! Se brûler, accident bénin dont Nathanaël avait depuis bien longtemps oublié la sensation, c'est amusant finalement!

On se souvient d'Alfred Hitchcock confessant à François Truffaut son obsession de la gratuité au cinéma, à propos de la célèbre séquence de l'avion dans "La mort aux trousses", parce que c'était bel et bien là pour lui le moyen le plus sûr (mais aussi le plus risqué) de se voir confirmer l'autorité de sa mise en scène auprès du public. Bien sûr qu'il était absurde de donner rendez-vous au milieu de nulle part au personnage que l'on souhaitait voir disparaître pour tenter de le tuer avec un avion sulfateur de récoltes! Il y a tout de même - pour une organisation d'espionnage internationale digne de ce nom - des moyens plus simples, sinon plus efficaces, pour parvenir à faire disparaître quelqu'un, non? Pourtant, la précision de la mise en scène de cet ahurissant guet-apens et le plaisir parfaitement absurde que le spectateur y prend font parfaitement passer la pilule. Hitchcock poursuit d'ailleurs la confidence en expliquant qu'il avait écrit une séquence pour ce même film où son faux coupable de héros discutait avec un contremaître à propos d'un troisième homme qui en saurait trop en suivant la construction d'une automobile sur une chaîne de montage. Partant d'un simple boulon, la voiture se trouvait entièrement assemblée à la fin de la conversation et l'homme dont il était par ailleurs question tombait, mort, par l'une des portières. L'absurdité, la gratuité absolue en quelques sortes, c'est à dire la visée ultime de la mise en scène cohérente : son contraire. Notons au passage, qu'il s'agit là d'une séquence que Steven Spielberg a finalement réalisée dans son film-hommage à "La mort aux trousses", "Minority report", lorsque le héros traqué par la police parvient à s'enfuir d'une usine grâce à la construction d'une voiture - littéralement autour de lui - sur une chaine de montage à peine futuriste entièrement automatisée...

Il y a là un éloge de la gratuité qui confère poésie et beauté à un certain nombre de films bien au-delà du devoir de signifiance de chaque instant de ce qui nous est raconté. Il y a là une négation larvée de l'idée même que le cinéma serait - pour on ne sait quelle raison - obligé de raconter des histoires, d'être le continuateur ou le concurrent direct du roman. Il y a là un désir de cinéma pur : pas une pensée, mais un langage.















Questions face à la séquence-climax de "Jiminy", celle du piratage du cricket d'un jeune garçon dans la salle de bain familiale : comment expliquer à un jeune autiste qu'on va tenter de le noyer devant ses parents et au fond d'une baignoire, sans l'y contraindre physiquement,  pour permettre le piratage du cricket dysfonctionnel qui l'oppresse ? Pourquoi le jeune homme ne se débattra-t-il jamais lors cette séquence bien improbable ? Il n'y a là, en effet, si l'on y réfléchit, qu'un dispositif visuel visant à montrer un danger par ailleurs immatériel - la mise hors-service potentielle du cerveau du jeune homme. La montée de l'eau, le possible de la noyade viennent ainsi rendre visible, et sensible, un suspens sans eux trop abstrait. Gratuité du dispositif. Efficacité absolue de la séquence. Et désintérêt ici pour la cohérence, de la part d'un spectateur conquis qui, pourtant, ailleurs, face à une réalisation moins opérante, ne manquerait pas de pointer l’aberration de l'entreprise ou, pour le moins, réclamerait probablement quelque explication crypto-scientifiques ou pseudo-psychologiques.

Éloge de la gratuité. Le parfait fonctionnement de la séquence vient visualiser ce vers quoi tend le cinéma dans son ensemble : se défaire de l'encombrant poids des histoires qu'il faut raconter et de la cohorte d'obligations qui les accompagnent généralement, parmi lesquelles "faire sens" n'est pas la moins contraignante. Ne reste alors que le plaisir de la sensation pour un spectateur qui, dès lors, reconnaissant du plaisir qui lui a été donné, délaisse l'autre moitié de sa charge face aux images : douter.























 











Avec une certaine assurance, "Jiminy" pirate alors, grâce au recours à l'arbitraire (d'une situation, d'un dispositif), sa propre volonté de cohérence, son propre soucis de perfection. Et c'est paradoxalement en s'écartant de sa lourde logique de rubik's cube, en prenant, enfin, son récit à la légère, que le film en apporte la preuve de bon fonctionnement la plus intense. Le cinéma permet de substituer au complexe raisonnement, la simple résonance, la sensation pure. C'est là tout l'art de la prestidigitation cinématographique qui passe sans cesse de l'un à l'autre et vice versa. Dès lors, puisque le spectateur accepte de se laisser aller à croire en une telle séquence, puisque l'envie ne lui vient pas de la questionner sur le terrain du vraisemblable, c'est bien que l'ensemble du film lui maintient suffisamment la tête hors du doute même si pour cela il lui faut recourir au coup de force sensationnel.