Les hommes qui marchent.
Gilles Deleuze percevait le fonctionnement du cinéma
comme il en irait de celui d'un corps. Schématiquement, le philosophe décomposait les
images de cinéma en trois catégories. L'image-perception – en d'autres termes,
le plan d'ensemble –, l'image-action – c'est à dire le plan moyen – et
l'image-affection – comprenons le gros plan. Quelque soit l'ordre dans lequel
ces images s’enchaînent à l'écran, le spectateur a à faire à des images qui
voient, des images qui agissent et des images qui ressentent.
L’enchaînement entre ces trois
catégories d'images est nommé par Deleuze « lien sensori-moteur ». Le
schéma qui préside à cet enchaînement serait alors le suivant : SAS', soit
une situation de départ – S – qui engendre une action – A – qui permet
d'obtenir une situation modifiée par cette action – S'. Dans l'idéal (c'est à
dire dans le cinéma classique), un personnage perçoit une situation
problématique, agit en conséquence et modifie la situation à son profit.
Ce lien va se briser en Europe au lendemain
de la seconde guerre mondiale car les images enregistrées par le cinéma vont
être confrontées pour la première fois de leur courte histoire à une réalité
dépassant de loin la fiction : l'ouverture des camps de la mort.
A partir de ce moment – disons
l'ouverture du camp de Bergen-Belsen par les forces alliées – le cinéma qui
compte, c'est à dire celui qui prend en compte son époque, va prendre acte du
fait que toutes les situations auxquelles nous sommes confrontés ne peuvent
trouver de résolution par la seule force de l'action. Le lien sensori-moteur va
ainsi se briser avec le cinéma italien néo-réaliste, celui de Roberto
Rossellini ou de Vittorio DeSica…
Que reste-t-il à ce cinéma privé
de moteur : le « sensori », c'est à dire ce que Deleuze appelle
une situation optique et sonore pure. Loin d'être une défaite, ce moment du
cinéma sera l'occasion de mettre en crise la figure du héros chère au
classicisme et de proposer de véritables leçons de regards pour les
spectateurs. Il va s'agir d'apprendre à voir plutôt que de se rêver agissant
idéalement en un mouvement qui va identifier plus que jamais la situation du
personnage à l'écran à celle du spectateur dans la salle.
Un cinéma va rester sourd à cette
réalité pendant de longues années. Il s'agit bien sûr du cinéma hollywoodien
qui s'est toujours défini par le sens de l'action en produisant des films
correspondant à un moment présent qui sert à dénouer une crise venue du passé
pour permettre le possible d'un avenir.
Le cinéma américain des années 70
témoignera néanmoins d'une prise de conscience aiguë de l'inefficacité de
l'action à l'écran, inspiré par les tragédies qui émailleront l'Histoire
américaine à partir de l'enlisement au Vietnam. Le cinéma américain de cette
époque se fera corps usés, dépassés, incapables d'atteindre un but précis où
même se déplaçant sans but aucun.
Mais le gros de la production
ignorera le poids du réel et poursuivra son entreprise de représentation
essentiellement fantasmatique des hommes et de leur histoire. Les films
produits à partir des années 80 porteront néanmoins une marque en creux de la
rupture du lien sensori-moteur typique de la modernité en s'obligeant à
inventer des héros surhumains – Sylvester Stallone ou Arnold Schwarzzenegger
pour ne citer qu'eux – au physique aussi déviant que disproportionné,
réminiscence des colosses de la peinture classique ou du cinéma bis italien, qui remplissent aussi bien l'écran que leurs missions pour offrir un cinéma du "plus", un cinéma du "plein".
Les années 90 vont s'avérer plus
intéressantes en tentant de tenir dans la même main la figure du héros et
l'impuissance à agir en racontant une genèse, celle de l'homme qui se (re)met
en marche c'est à dire d'un cinéma qui renoue le lien
« sensori-moteur ».
Plusieurs films vont, en effet,
proposer une figuration du « all american hero » absolument
dépressive mais néanmoins encline à la reconquête d'une motricité efficace. Ces films partent en général à la rencontre du vide, du creux, du temps faible : "Solaris" de Steven Soderbergh en 2002 ou "Seul au monde" de Robert Zemeckis en 2000 par exemple.
"Unbreakable" ,
que réalise en 1999, M. Night Shyamalan, annonce dès son titre la couleur,
celle d'un individualisme qui se refuse obstinément à abdiquer sa marge d'action.
Il y a en effet quelque chose d'incassable dans le pacte qu'a passé il y a
longtemps le système hollywoodien avec son spectateur. Toute la beauté du film
tient à l'idée de faire de la reprise de ce contrat ancien l'objet même de sa
narration en posant à chaque plan la question de la mobilité du corps. Comment
ça marche un corps semble se demander le cinéaste ? Et celui de Bruce
Willis est ainsi filmé comme une masse alourdie, écrasée par un poids du monde que le
personnage a tout entier décidé de porter sans, finalement, y parvenir.
« Incassable » c'est le mythe d'Atlas dans la banlieue de
Philadelphie et à l'échelle d'un simple gardien de stade. Si le film annonce,
d'une certaine manière, la mode envahissante des films de super-héros qui
feront fi de la plupart des doutes qu'instille Shyamalan, il a surtout pour
grand mérite de décomposer en un certain nombre de questions aussi physiques
que visuelles la figure du héros et ainsi de la présenter comme n'allant pas de
soi. Car de soi, même dans le monde idéal du cinéma, rien ne va jamais.
Le même lent processus est à
l’œuvre dans « Copland » de James Mangold et datant de 1997. La
figure lourdement connotée de Sylvester Stallone est utilisée ici pour
interpréter un shérif sujet à l’embonpoint et sourd d'une oreille qui fait
office d'homme de paille dans une ville entièrement composée de policiers
qu'unissent des liens plus que mafieux. La lente remise en marche de ce corps
trop lourd est là encore le point fascinant d'un film qui évoque de surcroît
les figures héroïques anciennes, celles du western à tout le moins. Le corps de
Stallone posait, dans les années de gloire, celles des « Rocky » et
« Rambo » de tous poils, la question de la mobilité, mais la posait
tacitement : comment le colosse se meut-il ? (la question prenant toute
son ampleur avec le corps de Schwarzenegger, utilisé par les cinéastes les plus
ingénieux – James Cameron ou John McTiernan – comme une figure mythologique
dont la vélocité n'était pas l'apanage premier.) La pertinence de « Copland »
provient là aussi de cette idée toute simple qui revient à expliciter la
question posée implicitement par le corps de l'acteur jusqu'à en faire
l'élément dramatique principal du film : quand et comment la masse se
mettra-t-elle en marche ?
En définitive, l'intelligence et
même l'émotion suscitées par ce cinéma-là proviennent du simple fait de ne pas nier
le poids du réel pour y confronter le corps glorieux du héros, pour réactiver
des formes anciennes, celles du mythe comme celles de l'enfance du spectateur,
pour leur offrir une nouvelle crédibilité. Certes il ne s'agit que de
poursuivre un mode de production économiquement enviable, certes il s'agit
avant tout d'argent, comme toujours avec Hollywood, mais il y a aussi dans ces
films un amour sincère pour la figure du héros qui s'exprime à travers le désir
de ne pas la désincarner complètement, de ne pas l'isoler entièrement du monde
pour qu'elle ne s'évide pas de toute signification, qu'elle continue de
tourner pour le plaisir des spectateurs et les intérêts des financiers mais
qu'elle ne tourne pas à vide. Il s'agirait ainsi de faire à nouveau se mouvoir comme ceux des hommes des corps que les années 80 ont changés en simples jouets pour enfants. Ou comment rendre encore crédible aux yeux des adultes qu'ils sont devenus les héros que les spectateurs ont connus dans leur enfance...
Rétrospectivement, ce moment
fugitif dans l'histoire du cinéma américain, qui animera pendant quelques
années des figurines héroïques parfaitement dépressives (Sylvester Stallone et
Bruce Willis donc, poupées bodybuildées, sans oublier la figure tutélaire de Mel Gibson), fait figure
de chant du « signe » tant, depuis lors, les héros ne font plus sens,
déconnectés qu'ils sont de la moindre parcelle de réel, de la plus petite
vérité du corps qui est encore, chez l'être humain, ce qui ne ment pas ou, tout
du moins, ne devrait pas mentir. Même à l'écran.