mercredi 30 juillet 2014

La chute de la maison Usher 1928 de Jean Epstein.

Pourquoi la vision du film de Jean Epstein procure-t-elle une aussi forte émotion? Parce qu'on le sait confusément - c'est à dire qu'on le sent - même si on ne sait pas vraiment pourquoi: il s'agit là de la meilleure adaptation cinématographique de l’œuvre d'Edgar Allan Poe...




Le film infuse lentement des éléments de "La chute de la maison Usher" et du "Portrait ovale", mélange un étrange naturalisme en extérieurs et une artificialité décorative de chaque instant en intérieurs. 


Une fois qu'on a dit ça, force est de constater qu'on n'a pas dit grand chose. Et surtout pas l'évidence : "La chute de la maison Usher" est un film obsédé par la verticalité. Ce qui fait que le film d'Epstein est la meilleure adaptation du livre de Poe repose sur une évidente littéralité :  la force du film c'est qu'il visualise constamment le motif de la chute. A quoi assistons-nous dans "La chute de la maison Usher" sinon à la chute de la maison Usher. Simple et forte tautologie d'un film qui tient le sol pour seul horizon. Autrement dit, tout y tombe à un moment ou à un autre. Et tout y tombe au ralenti. De la cire des bougies au corps épuisé d'une jeune femme comme vamipirisée (les ombres du "Dracula" de Stoker et du "Nosferatu" de Murnau ne sont pas loin) par le portrait que son époux est en train de faire d'elle, en passant par un cercueil, une armure et des pans entiers de bibliothèque, vestiges d'un monde déjà englouti.


L'air dans le film d'Epstein est un milieu épais qui ne laisse espérer aucune légèreté. Pas d'issue par le haut. C'est bien simple, les images d'Epstein - cinéaste de l'océan atlantique s'il en est - impriment le souvenir d'un monde sous-marin dans la mémoire de son spectateur. 

"La chute de la maison Usher" c'est la vision de la mère morte dans "La nuit du chasseur" mélancoliquement étirée sur plus d'une heure.


"La chute de la maison Usher" c'est l'hallucination finale du meurtrier de "House by the river" de Fritz Lang qui prend le pas dès le début du film sur toute forme de récit.


Le montage lui-même peut-être qualifié de vertical tant il use inexorablement de la figure de la surimpression pour enfermer ses personnages derrière les barreaux de la peine infinie que procure l'absence de l'autre.


C'est à une sorte de métaphysique de l’impressionnisme qu'il nous est donné d'assister. Comme si les peupliers de Claude Monet, qui, déjà, répétaient le cadre du tableau - dans un élan matérialiste qui conduira plus tard à l'abstraction - se faisaient ici pure image mentale qui investit le réel. Quel autre projet ici que de rendre à travers l'évanescent, le fragile, le fugace, le sentiment de la plus lourde des réalités : la mort. 

N'était-ce pas là déjà la folle ambition de Monet peignant Camille, son épouse mourante. N'y a-t-il pas ici, dans ce cinéma qui s'est parfois vu qualifié d'impressionniste, comme une réminiscence du chef de file de ce mouvement pictural à travers la figure de Roderick Usher ?



Quoi qu'il en soit, notons avec l’œuvre d'Epstein, qu'il existe distinctement deux sortes de films. Ceux qui, pour répondre à un besoin fondamental de l'humanité, visent au divertissement et pour ce faire à la décharge du poids du monde - ce ne sont guère là les désirs de Poe et à sa suite d'Epstein - en nous épargnant les lois de la pesanteur jusqu'à, parfois, nous faire oublier notre propre corps - du "Voyage dans la lune" à "Gravity", comme nous l'avons déjà écrit dans ce blog, la liste de ces films forains est sans fin. Et il y a ceux qui au contraire réintroduisent dans leurs images du poids du monde - c'est à dire, en termes romantiques, de la mélancolie - pour rendre compte, non d'une aspiration (vers le haut donc) à la sensation forte qui permet l'oubli du réel fût-ce pour quelques minutes, mais bel et bien d'une qualité d'émotion plus dense qui nous entraîne invariablement vers le bas en actualisant à l'écran notre condition mortelle. 

Ainsi, le cinéma arpente-t-il sans cesse une ligne verticale sur laquelle chaque film vient obligatoirement se positionner. Sur cette ligne-là, c'est bien peu d'affirmer que "La chute de la maison Usher" rend sublimement compte des profondeurs en laissant son spectateur - à l'image de Roderick Usher - scruter les abysses en équilibre sur son siège...


lundi 28 juillet 2014

Top hat (Le danseur du dessus) 1935 de Mark Sandrich



« Vous rentrez à l’hôtel après avoir donné un spectacle dont vous êtes satisfait. Vous allumez la télévision et vous voyez Fred Astaire danser… Et là, tout est remis en question… »


Mikhail Baryshnikov.






Fred Astair ne crève jamais l’écran. 


Il caresse la toile, d'un geste distinct et d'un pas léger. 


Car Fred Astair ne cesse de retenir la danse. Ou, plus exactement, il semble toujours, déjà, être en train de danser. Chaque geste du quotidien est ainsi précisément accentué dans un enchaînement qui glisse imperceptiblement vers le rythme. Le jeu d’acteur va vers le chant qui annonce la danse, organisant le passage du quotidien au rêve à l’intérieur même de la narration. 



Ces moments de suspension entre réalité et rêve, où gestes quotidiens et danse se mêlent pour quelques secondes, sont caractéristiques de l’art de Fred Astair qui nuance, comme le peintre le ferait d’une gamme chromatique, une véritable gestuelle de la danse. Une gestuelle précise et subtile car Astaire sait qu’au cinéma, dans les salles obscures et démocratiques, chacun est au premier rang.


C’est d’ailleurs à un peintre – Bocklïn – et à sa passion pour la Genèse des corps qu’Astaire fait songer. « Un corps – dit Boclïn – ne subit pas uniquement  l’attraction, mais contient également des forces aériennes. » Astaire est l’homme qui a su se construire une verticale. C'est là un acte fondateur pour n'importe quel être humain - les bébés le savent bien ! - et l'enjeu même du spectacle cinématographique qui, nous l'avons déjà écrit sur ce blog, est l'un des instruments les plus efficients que l’homme ait pu s'inventer pour se défaire du poids du monde. Stabilisant sa tête, y localisant presque son centre de gravité, le danseur libère de la pesanteur un corps dans son entier qui entraîne alors à sa suite la partenaire, l’autre qu'appelle le désir, dans le rêve. Ainsi est-il toujours question de montrer quelque chose de l’amour, des étapes qui en font un parcours si particulier, de la rencontre à l’acte lui-même. 



Léger, Astaire s'affranchi sans peine des conventions et, sous le règne intransigeant du code de censure Hayes, offre tout de même au corps un lieu pour s’exprimer. 





Chacune des danses de Top hat induit un événement amoureux visant à combler la distance qui sépare les corps et qui culminera dans l’abandon de Ginger Rogers. Elle s’éveillera d’une danse, paradoxalement lesté d’un moment de légèreté ultime, ce quelque chose de l’amour qu’il faut alors replacer dans la vie. 



Pour en savoir plus sur l’étrange phénomène amoureux, il faut voir Fred Astaire ouvrir les mains pour qu’elles ouvrent à leur tour un espace à la danse, au cœur de la réalité.




lundi 7 juillet 2014

The fly (La mouche) 1987 de David Cronenberg.

Pour une esthétique de l’effet spécial ou l’effet-mouche : de la métaphore à la métamorphose.


Durant les dures années qui font suite au crack boursier majeur de 1929, les monstres tiennent le haut de l’affiche : la firme Universal va adapter quelques grands classiques de la littérature d’épouvante, du « Dracula » de Tod Browning au « Frankenstein » de James Whale. Les départements des trucages se créent à cette époque-là et leur travail demeurera inégalé (cf. le travail de John P. Fulton sur « L’homme invisible » de James Whale en 1933) jusqu’au milieu des années 70. C’est un âge d’or des effets spéciaux qui va ainsi péricliter à la fin des années 40 dans des productions parodiques qui auront pour conséquence de désenclaver les effets spéciaux du seul domaine du fantastique où ils étaient confinés.


Ainsi, différents genres et différents types de productions vont se voir irrigués par les effets spéciaux. Choisissions-en deux diamétralement opposés formellement. « Mariage royal » (1953) de Stanley Donen et « L’heure du loup » (1967) d’Ingmar Bergman. Qu’est-ce qu’une comédie musicale hollywoodienne où le réalisateur de « Chantons sous la pluie » met en scène Fred Astaire en célibataire endurci  tombant amoureux d’une jeune danseuse et un drame psychologique épuré qui voit un peintre, vivant dans une maison isolée, être saisi par de profondes angoisses juste avant le lever du soleil peuvent avoir en commun ?
 
 






Rien, sinon ce que l’on pourrait nommer superficiellement « l’effet-mouche ». Rien, sinon le recours, plus profond qu’il n’y parait, aux effets spéciaux pour exprimer l’intériorité de leurs personnages. Ainsi, Fred Astaire n’est-il plus soumis aux mêmes règles physiques que ses contemporains et échappe-t-il à l’apesanteur sous l’effet du sentiment amoureux. Ainsi, les doutes Max Von Sydow se matérialisent-ils par la vision d’un homme parcourant comme si de rien n’était tous les murs autour de lui. Comment montrer ce qui ne peut l’être ? C’est là toute la question de la représentation de l’intériorité au cinéma. Un même effet pour deux métaphores différentes à l’image : amour ou angoisse.


On le voit, il n’est dès lors plus question de croire ou pas à ce que nous voyons – l’aspect métaphorique de la situation apparaît comme une évidence – car le projet du film est ailleurs, dans l’expression de ce que ressent le personnage et auquel il nous est permis de nous identifier. Christian Metz évoque le trucage comme étant parfois de l’ordre de la machination avouée[1] – c’est même là son statut officiel (et ce sur quoi va insister le discours publicitaire pour ce qui est du cinéma commercial). Il y aurait selon Metz une duplicité du trucage : quelque chose de toujours caché (le « truc ») et en même temps quelque chose qui toujours s’affiche en tant que tel et qui permet de mettre la surprise des sens que recherche le spectateur au crédit des mille et un pouvoirs du cinéma.


En quoi, les effets de métamorphose ne toucheraient-ils pas eux aussi au domaine tant prisé de la métaphore dans le cinéma d’horreur ? Pascal Bonitzer ne prête-il pas une intense intériorité à des personnages pourtant sommaires dans la première version de la « La féline » en y voyant « le plus beau film jamais tourné sur le thème de l’homosexualité féminine » ? Est-ce la seule porosité du récit classique qui permettrait semblable analyse ?


 
Dans l’excellent documentaire que lui a consacré en 1999 André S. Labarthe – « I have to make the word be flesh » – dans le cadre de la série « Cinéastes de notre temps », Cronenberg aborde son goût pour la métaphore en racontant l’anecdote d’Eisenstein tentant de produire un équivalent cinématographique littéral à la métaphore – « Rugir comme un lion » – en faisant se succéder, sans grande réussite tant l’effet demeure comique, le plan d’une foule qui hurle et le plan d’un lion qui rugit… Le recours à l’imagerie (et aux effets spéciaux susceptibles de la matérialiser) s’avère dès lors précieux selon le cinéaste canadien.

Suggéré ou non, le monstre du cinéma moderne d’horreur prête tout autant qu’à l’époque classique le flanc à l’analyse en se faisant métaphore d’autre chose, d’un autre état, d’une intériorité différente de ce sur quoi le cinéma ne peut usuellement que se focaliser : l’apparence extérieure.







 « La mouche » apparait alors comme une radicalisation de la métaphore via la création de toute une imagerie du corps et de sa monstruosité où la métamorphose tient lieu de scénario en s’étendant aux limites du film dans son ensemble. Certes, il est possible de se dire que le spectateur sait tout d’une histoire comme celle-là (d’autant qu’il s’agit d’un remake), que ce récit ne relève pas d’un mystère lié à l’infilmé mais qu’il accomplit au contraire un scénario programmatique de la métamorphose. Ce n’est pas faux. Mais l’intérêt du film à effets spéciaux ne réside pas dans le « quoi » mais dans le « comment » – tous les amateurs de « trucs » le savent bien. « Vous le savez – dit Seth à Veronica alors qu’elle vient d’assister à la téléportation de son bas – mais vous ne pouvez pas l’accepter. » Car savoir et voir (donc croire) sont deux choses sensiblement différentes. Les effets spéciaux prennent alors en charge cette croyance en permettant de focaliser notre curiosité de spectateur sur la grande question du cinéma moderne qui là encore n’est plus « quoi ? » mais bel et bien « comment ? »


 Dès lors, les effets spéciaux du film permettent de revisiter dès la sortie du « telepod »- où vont succinctement se trouver réunis un insecte, un singe et une sorte de dieu- toute une théorie de l’évolution et de véritablement incarner l’altérité considérée à différents stades d’une véritable recréation du corps et de son devenir comme jamais auparavant.  La métamorphose de « Brundlefly » se poursuivra même en direction de l’autre absolu : la machine, lorsqu’à la toute fin de sa métamorphose, il fusionnera avec le « telepod » lui-même. 





Déjà « Videodrome » (1982) plongeait le corps humain dans un univers d’images où il contractait un virus qui le faisait muter vers la machine. Le corps de Max Renn-James Wood devenait de la sorte un magnétoscope de chair et de sang. Plus tard dans « Existenz »(1999), le corps se fera grand ordinateur, plate-forme d’un jeu de rôle grandeur nature, c'est-à-dire lieu d’échange et de transmission d’informations, corps-machine à nouveau, établissant des connexions et susceptible par là-même de recevoir virus et maladie.


« La mouche » (comme tant d’autres films du cinéaste) témoigne de la recherche d’un corps pour accentuer toutes les sensations (cf. « Crash » et son rapport à l’automobile comme extension du corps humain) dont l’accumulation fait perdre pied – l’esprit rationalise la folie du corps en organisant, structurant le délire pulsionnel… Le corps est le dominant de l’esprit qui cherche alors sa place propre. Enfermement, aliénation et folie sont presque toujours au programme chez Cronenberg...


Résumons-nous : au-delà de leur intérêt purement technique (rarement remis en cause mais souvent méprisé), les effets spéciaux véhiculent donc également une esthétique signifiante. Le remake de « La mouche », projet à priori rentable pour la production, est le prétexte pour le cinéaste à une exploration des métaphores et des métamorphoses du corps à travers les différents stades de l’évolution forcée que traverse le personnage principal et qui amèneront la possibilité d’une exploration en règle de son intériorité. Il faut se souvenir ici du premier titre choisi par Buñuel pour « Un chien Andalou » en 1928[2] : « Interdit de se pencher au-dedans ». Il y a là une définition du cinéma gore qui fonctionne sur l’inversion ultime, qui met le « dedans » littéralement « dehors ». Ainsi le film de Buñuel s’attaquait-il à l’œil du spectateur (son bien le plus précieux) dès son ouverture (s’il l’on peut dire !) par l’intermédiaire de la fameuse scène de l’œil tranché où, l’espace d’un instant, il nous est permis de penser que l’image du nuage passant devant la lune va se substituer au gros plan pornographique de la lame de rasoir tranchant l’œil à vif. Il s’agit-là du premier plan d’horreur et il s’agit-là de voir autrement, de voir à l’intérieur, ce qui est traditionnellement caché. C’est d’un autre regard que l’œil tranché par le rasoir à main est la métaphore. Le nuage et la lune, quant à eux, ne sont que la métaphore de l’œil tranché, rien de plus…


« Le « gore » remet en cause une syntaxe cinématographique (ellipse, hors-champ) jusqu’ici adoptée par la majeure partie des réalisateurs pour autant que, à intervalles plus ou moins réguliers, la ligne dramatique du film gore est interrompue ou prolongée par des scènes où le sang et la tripe s’écoulent des corps meurtris ou mis en pièces», rappelle Philippe Rouyer[3]. Et c’est par la répétition, l’enchaînement des étapes successives de dégradation physique que « La mouche », en bon film gore qu’il est aussi, fait voler en éclat le statut ambigu du corps propre : il va s’agir de montrer en quoi « mon corps », s’il est absolument mien en me faisant ressentir plaisir et douleur, est aussi une étrangeté radicale soumise à des lois que non seulement j’ignore mais, surtout, auxquelles « je » suis moi-même enchaîné – « ce qui se passe en moi, sans moi », aurait dit Malebranche.





[1] Cf. Christian Metz, « Trucage et cinéma » in « Essais sur la signification du cinéma – tome 2 », éditions Klincksieck, Paris, 1973.

[2] Un autre cinéaste familier de l’étrangeté des insectes (les fourmis remplaçant le sang sur une main blessée en gros plan…) et coutumier de la métaphore (avoir des fourmis dans…).


[3] Philippe Rouyer, « Le cinéma gore – une esthétique du sang», éditions du Cerf, Paris, 1997, p.14.