Pour une esthétique de l’effet
spécial ou l’effet-mouche : de la métaphore à la métamorphose.
Durant les dures années qui font
suite au crack boursier majeur de 1929, les monstres tiennent le haut de
l’affiche : la firme Universal va adapter quelques grands classiques de la
littérature d’épouvante, du « Dracula »
de Tod Browning au « Frankenstein »
de James Whale. Les départements des trucages se créent à cette époque-là et
leur travail demeurera inégalé (cf. le travail de John P. Fulton sur « L’homme invisible » de James Whale
en 1933) jusqu’au milieu des années 70. C’est un âge d’or des effets spéciaux
qui va ainsi péricliter à la fin des années 40 dans des productions parodiques
qui auront pour conséquence de désenclaver les effets spéciaux du seul domaine
du fantastique où ils étaient confinés.
Ainsi, différents genres et
différents types de productions vont se voir irrigués par les effets spéciaux. Choisissions-en
deux diamétralement opposés formellement. « Mariage royal » (1953) de Stanley Donen et « L’heure du loup » (1967) d’Ingmar
Bergman. Qu’est-ce qu’une comédie musicale hollywoodienne où le réalisateur de
« Chantons sous la pluie »
met en scène Fred Astaire en célibataire endurci tombant amoureux d’une jeune danseuse et un
drame psychologique épuré qui voit un peintre, vivant dans une maison isolée,
être saisi par de profondes angoisses juste avant le lever du soleil peuvent
avoir en commun ?
Rien, sinon ce que l’on pourrait
nommer superficiellement « l’effet-mouche ». Rien, sinon le recours, plus
profond qu’il n’y parait, aux effets spéciaux pour exprimer l’intériorité de
leurs personnages. Ainsi, Fred Astaire n’est-il plus soumis aux mêmes règles
physiques que ses contemporains et échappe-t-il à l’apesanteur sous l’effet du
sentiment amoureux. Ainsi, les doutes Max Von Sydow se matérialisent-ils par la
vision d’un homme parcourant comme si de rien n’était tous les murs autour de
lui. Comment montrer ce qui ne peut l’être ? C’est là toute la question de
la représentation de l’intériorité au cinéma. Un même effet pour deux
métaphores différentes à l’image : amour ou angoisse.
On le voit, il n’est dès lors
plus question de croire ou pas à ce que nous voyons – l’aspect métaphorique de
la situation apparaît comme une évidence – car le projet du film est ailleurs,
dans l’expression de ce que ressent le personnage et auquel il nous est permis
de nous identifier. Christian Metz évoque le trucage comme étant parfois de
l’ordre de la machination avouée[1]
– c’est même là son statut officiel (et ce sur quoi va insister le discours
publicitaire pour ce qui est du cinéma commercial). Il y aurait selon Metz une
duplicité du trucage : quelque chose de toujours caché (le
« truc ») et en même temps quelque chose qui toujours s’affiche en
tant que tel et qui permet de mettre la surprise des sens que recherche le
spectateur au crédit des mille et un pouvoirs du cinéma.
En quoi, les effets de
métamorphose ne toucheraient-ils pas eux aussi au domaine tant prisé de la
métaphore dans le cinéma d’horreur ? Pascal Bonitzer ne prête-il pas une
intense intériorité à des personnages pourtant sommaires dans la première
version de la « La féline »
en y voyant « le plus beau film
jamais tourné sur le thème de l’homosexualité féminine » ? Est-ce
la seule porosité du récit classique qui permettrait semblable analyse ?
Dans l’excellent documentaire que lui a consacré en 1999 André S. Labarthe – « I have to make the word be flesh » – dans le cadre de la série « Cinéastes de notre temps », Cronenberg aborde son goût pour la métaphore en racontant l’anecdote d’Eisenstein tentant de produire un équivalent cinématographique littéral à la métaphore – « Rugir comme un lion » – en faisant se succéder, sans grande réussite tant l’effet demeure comique, le plan d’une foule qui hurle et le plan d’un lion qui rugit… Le recours à l’imagerie (et aux effets spéciaux susceptibles de la matérialiser) s’avère dès lors précieux selon le cinéaste canadien.
Suggéré ou non, le monstre du
cinéma moderne d’horreur prête tout autant qu’à l’époque classique le flanc à
l’analyse en se faisant métaphore d’autre chose, d’un autre état, d’une
intériorité différente de ce sur quoi le cinéma ne peut usuellement que se
focaliser : l’apparence extérieure.
« La
mouche » apparait alors comme une radicalisation de la métaphore via
la création de toute une imagerie du corps et de sa monstruosité où la métamorphose
tient lieu de scénario en s’étendant aux limites du film dans son ensemble.
Certes, il est possible de se dire que le spectateur sait tout d’une histoire
comme celle-là (d’autant qu’il s’agit d’un remake), que ce récit ne relève pas
d’un mystère lié à l’infilmé mais qu’il accomplit au contraire un scénario
programmatique de la métamorphose. Ce n’est pas faux. Mais l’intérêt du film à
effets spéciaux ne réside pas dans le « quoi » mais dans le « comment »
– tous les amateurs de « trucs » le savent bien. « Vous le savez – dit Seth à Veronica
alors qu’elle vient d’assister à la téléportation de son bas – mais vous ne pouvez pas l’accepter. »
Car savoir et voir (donc croire) sont deux choses sensiblement différentes. Les
effets spéciaux prennent alors en charge cette croyance en permettant de focaliser
notre curiosité de spectateur sur la grande question du cinéma moderne qui là
encore n’est plus « quoi ? »
mais bel et bien « comment ? »
Dès lors, les effets
spéciaux du film permettent de revisiter dès la sortie du « telepod »- où vont succinctement se
trouver réunis un insecte, un singe et une sorte de dieu- toute une théorie de
l’évolution et de véritablement incarner l’altérité considérée à différents
stades d’une véritable recréation du corps et de son devenir comme jamais
auparavant. La métamorphose de « Brundlefly » se poursuivra même en
direction de l’autre absolu : la machine, lorsqu’à la toute fin de sa
métamorphose, il fusionnera avec le « telepod »
lui-même.
Déjà « Videodrome » (1982) plongeait le corps humain dans un univers
d’images où il contractait un virus qui le faisait muter vers la machine. Le
corps de Max Renn-James Wood devenait de la sorte un magnétoscope de chair et
de sang. Plus tard dans « Existenz »(1999),
le corps se fera grand ordinateur, plate-forme d’un jeu de rôle grandeur
nature, c'est-à-dire lieu d’échange et de transmission d’informations,
corps-machine à nouveau, établissant des connexions et susceptible par là-même
de recevoir virus et maladie.
« La mouche » (comme tant d’autres films du cinéaste) témoigne
de la recherche d’un corps pour accentuer toutes les sensations (cf. « Crash » et son rapport à
l’automobile comme extension du corps humain) dont l’accumulation fait perdre
pied – l’esprit rationalise la folie du corps en organisant, structurant le
délire pulsionnel… Le corps est le dominant de l’esprit qui cherche alors sa
place propre. Enfermement, aliénation et folie sont presque toujours au
programme chez Cronenberg...
Résumons-nous : au-delà de
leur intérêt purement technique (rarement remis en cause mais souvent méprisé),
les effets spéciaux véhiculent donc également une esthétique signifiante. Le
remake de « La mouche »,
projet à priori rentable pour la production, est le prétexte pour le cinéaste à
une exploration des métaphores et des métamorphoses du corps à travers les
différents stades de l’évolution forcée que traverse le personnage principal et
qui amèneront la possibilité d’une exploration en règle de son intériorité. Il
faut se souvenir ici du premier titre choisi par Buñuel pour « Un chien Andalou » en 1928[2]
: « Interdit de se pencher au-dedans ».
Il y a là une définition du cinéma gore qui fonctionne sur l’inversion ultime,
qui met le « dedans » littéralement
« dehors ». Ainsi le film
de Buñuel s’attaquait-il à l’œil du spectateur (son bien le plus précieux) dès
son ouverture (s’il l’on peut dire !) par l’intermédiaire de la fameuse
scène de l’œil tranché où, l’espace d’un instant, il nous est permis de penser
que l’image du nuage passant devant la lune va se substituer au gros plan
pornographique de la lame de rasoir tranchant l’œil à vif. Il s’agit-là du
premier plan d’horreur et il s’agit-là de voir autrement, de voir à
l’intérieur, ce qui est traditionnellement caché. C’est d’un autre regard que
l’œil tranché par le rasoir à main est la métaphore. Le nuage et la lune, quant
à eux, ne sont que la métaphore de l’œil tranché, rien de plus…
« Le
« gore » remet en cause une syntaxe cinématographique (ellipse,
hors-champ) jusqu’ici adoptée par la majeure partie des réalisateurs pour
autant que, à intervalles plus ou moins réguliers, la ligne dramatique du film
gore est interrompue ou prolongée par des scènes où le sang et la tripe
s’écoulent des corps meurtris ou mis en pièces», rappelle Philippe Rouyer[3].
Et c’est par la répétition, l’enchaînement des étapes successives de
dégradation physique que « La mouche »,
en bon film gore qu’il est aussi, fait voler en éclat le statut ambigu du corps
propre : il va s’agir de montrer en quoi « mon corps », s’il est absolument mien en me faisant
ressentir plaisir et douleur, est aussi une étrangeté radicale soumise à des
lois que non seulement j’ignore mais, surtout, auxquelles « je » suis moi-même enchaîné –
« ce qui se passe en moi, sans moi »,
aurait dit Malebranche.
[1] Cf.
Christian Metz, « Trucage et cinéma »
in « Essais sur la signification du
cinéma – tome 2 », éditions Klincksieck, Paris, 1973.
[2] Un autre
cinéaste familier de l’étrangeté des insectes (les fourmis remplaçant le
sang sur une main blessée en gros plan…) et coutumier de la métaphore (avoir
des fourmis dans…).
[3] Philippe
Rouyer, « Le cinéma gore –
une esthétique du sang», éditions du Cerf, Paris, 1997, p.14.
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