dimanche 31 août 2014

Locke 2014 de Steven Knight

Contre toute attente "Locke" est un film de science-fiction. Pas au sens strict du terme. Pas dans ce qu'il raconte. Qu'on en juge : "Locke" fait le récit à peu près isochronique (c'est à dire que le temps du récit est équivalent à la durée du film) d'une heure et demie de la vie d'Ivan Locke, alors qu'il prend sa voiture pour rejoindre Londres et une femme qu'il connait à peine mais qui s'apprête à mettre au monde l'enfant illégitime de cet ingénieur marié et père de deux fils.

Pourtant, "Locke" est bel et bien un film de science-fiction. Mais pas du point de vue de son discours. Pas du côté de ce que le film tente, souvent très lourdement, de dire - et pour cela Locke est bavard ! - à son spectateur à propos de la vie, de l'amour ou de la franche camaraderie de chantier. Avec son personnage principal spécialiste du béton, en charge de la construction d'un immense immeuble, le film va filer la métaphore à mesure que la voiture de Locke filera, elle, sur l'autoroute : la vie c'est un peu comme le bâtiment et pour la réussir il faut parfois prendre le risque d'en faire réellement un chantier nous martèlera jusqu'au bout le scénario. La moquerie est aisée on le pressent, d'autant que le film ne fait guère dans la finesse en tentant sans cesse de compenser son concept un brin aride - un type seul dans sa voiture parle à diverses personnes au téléphone  - par des dialogues sur-écrits qui ne laisseront aucun élément du récit en suspens. Bref, "Locke" c'est de la psychologie rustique, simple et roborative.


Et la science-fiction me direz-vous? Elle s'exprime dans "Locke" le plus simplement du monde: par ce qui est montré. En deux plans, le film expose ses fondations extrêmement concrètes : un chantier, une bétonneuse.Du lourd. Mais ce n'est que pour mieux plonger dans l'abstraction, celle, lumineuse et fugace, des autoroutes nocturnes qui séparent le chantier - à la veille d'une phase décisive - de la capitale britannique - où doit accoucher la maîtresse d'un soir.



Petit à petit, et pour peu qu'on accepte d'associer notre siège de spectateur à celui du passager d'Ivan Locke (nous ne sortirons pas plus de la salle de cinéma que de la voiture du protagoniste), le film produit l'effet visuel d'un vol spatial.



Disons que le cinéma et la science posent une question identique : qu'est-ce que l'homme? Le cinéma pourrait être envisagé comme une anthropologie révolutionnaire qui convertit la question "qu'est-ce que l'homme?" en "où est l'homme?". Le cinéma interroge en effet moins l'image que l'espace. C'est assez différent de l'ontologie de l'image et de ses fantômes. La situation anthropologique classique change de lieu par le cinéma, c'est à dire par l'art du mouvement et, donc, de l'espace. De fait, le cinéma de science-fiction est une quintessence de cinéma parce que le cinéma propose structurellement à son spectateur une expérience proche de la science-fiction...

Par exemple, le vol spatial manifeste le fait que l'homme a développé les moyens techniques nécessaires pour défier la gravité de son propre corps. Ce déploiement de l'antigravitation est peut-être l'une des grandes affaires de l'humanité.Le cinéma incarne lui-aussi quelque chose de cette pulsion vers le haut, vers la décharge que nous recherchons tous pour supporter le poids de la réalité.

Cette pulsions verticale, "Locke" la convertit horizontalement.Ainsi, le film propulse le corps de son personnage contre toutes ses attaches professionnelles et personnelles. Ivan Locke a décidé que l'enfant dont il est fortuitement le géniteur ne naîtra pas sans un père à ses côtés et Ivan Locke se tiendra à sa décision en dépit du poids d'une vie entière.



La beauté de "Locke" réside dans un paradoxe qui dit beaucoup du cinéma en tant que phénomène. Si, scénaristiquement parlant, c'est en assumant le poids de sa décision que le personnage acquiert une liberté profonde, à l'image, Ivan Locke se dissout de plus en plus en une abstraction qui n'est rien d'autre que la fusion d'un corps et de sa trajectoire. Ainsi "Locke", sous ses dehors de film-concept limité, laisse alors entrevoir - en convertissant une simple automobile en vaisseau spatial et le temps de la projection en abstraction lumineuse - non l'usage mais les puissances mêmes du cinéma.

mercredi 6 août 2014

2001 : A space odyssey (2001, l'odyssée de l'espace) 1968 de Stanley Kubrick

"Le cinéma substitue à notre regard un monde qui s'accorde à nos désirs."

Michel Mourlet, "Sur un art ignoré". 



Alors bien-sûr "2001". Impossible de ne pas en parler. Impossible aussi d'ignorer qu'on a tout écrit, et sans doute bien plus encore, à propos de ce film étrange, sans doute le seul de l'histoire du cinéma à réunir ses deux veines les plus éloignées que sont le cinéma expérimental et le blockbuster.

Que n'a-t-on pas dit, par exemple, à propos de la fameuse ellipse qui vient clore la première demi-heure du film par le biais d'un astucieux montage formel ? 


Question : au-delà des ressemblances graphiques entre un os et un vaisseau spatial, qu'est-ce qui peut faire accepter au spectateur une ellipse de quatre millions d'années environ ?

Sans doute quelque chose que le film n'invente pas mais dont il témoigne littéralement comme aucun autre film avant lui : le désir d'apesanteur inhérent à l'espèce humaine.

Sans doute également le réalisme des effets spéciaux de Douglas Trumbull est-il déterminant dans l'acceptation du spectateur. Nous nous élevons avec ce qui semble être un tibia pour être accueillis dans l'espace par un impeccable travail de maquette et de transparence sur la musique rassurante de Johann Strauss. L'effet spécial réussi apparaît toujours comme un effet "normal" en fait : il vise l'effet de réel. Ce que Kubrick n'ignore nullement quand il vient immédiatement redoubler et rejouer sur le mode du quotidien et de la banalité la première séquence du vaisseau en apesanteur avec celle du stylo qui se détache lentement de la poche d'un personnage assoupi pour s'en aller flotter dans l'espace restreint de l'habitacle d'une navette de ligne.


Or qu'est-ce qu'un effet de réel depuis Barthes sinon "l'oubli de soi dans le monde de la diégèse". L'oubli de soi c'est aussi l'oubli du corps. C'est le désir de quitter son fauteuil pour entrer entièrement dans le monde qui nous est proposé à l'image en suivant la direction de notre regard, depuis le bas de la salle où nous sommes installés vers le haut où se situe l'écran. C'est ce désir d'apesanteur que met en scène Kubrick à travers le pari de la plus longue ellipse de l'histoire du cinéma. C'est sur ce désir - qui toujours est également une dynamique - qu'il mise pour que le spectateur accepte la scène. C'est sur l'adéquation entre voyage spatial et transport cinématographique que tout se joue finalement. Et, au-delà du challenge que pouvait représenter un tel raccord en termes de récit, c'est à une définition du cinéma que nous avons alors affaire, là, dans l'entre-deux que constitue le rapport tacite entre le texte et le spectateur.


lundi 4 août 2014

Taxi driver 1975 de Martin Scorsese

Lorsqu'on découvre "Taxi driver", on est souvent dubitatif. Le portrait de ce chauffeur insomniaque qui va se faire "justicier" nocturne semble souvent incohérent au public accoutumé au cinéma américain hyper-normé d'aujourd'hui. Pourquoi Travis Bickle fait-il ceci, pourquoi dit-il cela ? Est-il conscient de la portée de tel acte ou de telle parole ? Autant de questions auxquelles le film ne répondra jamais vraiment. Où alors sous forme de motifs, mais de motifs visuels. Ça tombe plutôt bien au cinéma mais ça ne tombe pas forcément sous le sens pour le spectateur. Si nous avons tous besoin de fiction, nous n'attendons pas tous que l'art en soit le vecteur. Quoi qu'il en soit, choisissons donc l'un de ces motifs. 


Certes le cinéma n'est pas avare de métaphore et l'aspirine qui se dissout dans un verre d'eau dont le contenu envahit tout l'écran renvoie bien-entendu à la tempête (sous un crâne et, littéralement, dans un verre d'eau) qui ravage l'esprit d'un Travis pour le moins désorienté au retour de la guerre du Vietnam. Pourtant ce grain-là vient d'ailleurs - de bien au-delà de celui que possède Travis - et tend naturellement vers un ailleurs encore plus lointain.


Dans "Deux ou trois choses que je sais d'elle", Jean-Luc Godard, huit ans avant Martin Scorsese, en 1967, avait déjà usé de la même métaphore et créé un pan de cosmos miniature dans un coin de café de la banlieue parisienne. Profitons de ce portail spatial pour remonter encore le temps. Jusqu'en 1947 et jusqu'à ce film de Carol Reed admiré également par Scorsese et Godard: "Huit heures de sursis". Johnny MacQueen alias James Mason s'y trouve traqué par la police après l'éternel casse infructueux. Acculé, blessé, le voici lui aussi soumis à l'épreuve du face à face cosmique.


S'entame un dialogue mental. Car apparaît un visage. C'est là la grande différence visuelle d'avec les deux héritiers de cette séquence fameuse que sont "Deux ou trois choses que je sais d'elle" et "Taxi driver". Que signifie-t-elle? Que, petit à petit, l'abstraction s'est insinuée au cœur de cet art voulu  comme absolument figuratif et de surcroît hyperréaliste. Qu'en est-il alors de la métaphore si plus rien ne semble faire image ? 


Retour en 1967. Michelangelo Antonioni confronte Thomas, photographe arrogant du Swinging London dont certaines photos contiennent peut-être la preuve (par l'image) d'un meurtre, et son voisin peintre expressionniste abstrait. Thomas, artiste reconnu qui pense avoir l'ascendant sur le réel à travers son appareil photo, fait face lui aussi au cosmos, une nuée de signes à la Jackson Pollock ou à la Sam Francis qui ne renvoient, semble-t-il, à rien d'autre qu'à eux-mêmes. C'est cette équation à plusieurs milliers d'inconnues qui va se glisser au fil du film dans ses propres photos, à tel point agrandies qu'elles n'en deviennent plus la preuve de rien.


Au final, Thomas, le photographe, n'aura rien produit de plus monosémique que Bill, le peintre abstrait. Et les toiles de ce dernier nous renvoient, nous spectateurs, aux tasses de café et au verre d'aspirine précédemment croisés.


Paradoxe. Tous les personnages de ces films baissent les yeux pour fixer l'espace infini. Seul le spectateur (celui de la salle pas du salon équipé home cinéma) lève la tête. Or c'est bien lui qui, toujours, est la visée du dispositif cinématographique. Et c'est par lui et par son rapport au film que se révèle le projet du cinéma lui-même comme le désir informulable de personnages accablés par le poids de leur condition. Élévation. Nous faire désirer le cosmos alors même que nous plombent les pesantes contraintes de la vie sociale. Au fond de la tasse, l'espace. L'infini dans le fini. L'incarnation du divin en termes théologiques, c'est à dire une aspiration profonde avant que de ne boire la tasse complètement. Au cinéma le verre est ainsi toujours à moitié plein. Le cinéma c'est la transcendance incarnée dans la trivialité même du quotidien. Un désir d'abstraction caché au cœur de l'enregistrement toujours lacunaire du réel. 

On ne saura jamais vraiment quelles sont les motivations du taxi driver. Mais on aura connaissance d'un motif que nous partageons avec lui, celui de l'espace qui nous fait entrevoir la décharge ultime d'un poids du monde trop lourd qui repose pour l'essentiel sur un sens unique à priori et qui ne nous laisse que rarement la possibilité d'une polysémie à postériori.