Je discutais l'autre jour avec un ami qui défendait l'idée que penser c'était faire des généralités alors que, de mon côté, il me semblait que le fait de penser reposait bien davantage sur la volonté d'établir des différences, c'est à dire d'aller du général vers le particulier plutôt que l'inverse. Deux directions opposées, donc.
Songeant de nouveau à cet échange avec tout l'esprit de l'escalier qui motive bien souvent ce genre de souvenir, la notion de blockbuster m'est apparue comme idéale pour soutenir mon point de vue. D'autant que sur ce blog je poursuis fort agréablement la conversation, puisque je n'y ai pas de contradicteur...
La question serait la suivante : dans ce domaine d'objets ultra-calibrés, reposant sur un cahier des charges visant à standardiser le plus possible le phénomène cinématographique, comment est-il possible de considérer que "Une journée en enfer" de John McTiernan est un très grand film alors que "Die hard 5, un bon jour pour mourir" de John Moore - pour choisir un film de la même série - est abscons au point d'être parfaitement dénué d'intérêt ?
La question serait la suivante : dans ce domaine d'objets ultra-calibrés, reposant sur un cahier des charges visant à standardiser le plus possible le phénomène cinématographique, comment est-il possible de considérer que "Une journée en enfer" de John McTiernan est un très grand film alors que "Die hard 5, un bon jour pour mourir" de John Moore - pour choisir un film de la même série - est abscons au point d'être parfaitement dénué d'intérêt ?
La série des "Die hard" est, sur la question des généralités et des particularités, tout à fait édifiante. Parce que deux de ses épisodes, le premier - "Piège de cristal" en 1988 - et le troisième - "Une journée en enfer", donc - ont été réalisés par l'un des cinéastes hollywoodiens les plus virtuoses qui soient alors que les épisodes deux, quatre et cinq l'ont été par des tacherons sans la moindre once de personnalité, des techniciens comme il en œuvre pléthore aujourd'hui au sein des studios, des professionnels comme les aurait qualifiés, non sans dédain, Orson Welles.
Penser la série - et plus globalement encore le phénomène du blockbuster - en allant vers le général, c'est déduire d'un rapide comparatif un certains nombre de points communs entre les cinq films :
- du point de vue du casting bien sûr, puisque le même acteur, Bruce Willis, interprète le même personnage, John McClane ;
- du point de vue du scénario - c'est à chaque fois l'histoire du type qui se trouve au mauvais endroit au mauvais moment, gimmick qui sera à l'origine de la série télévisée "24 heures chrono" au début des années 2000 ;
- du point de vue du récit - une séquence d'action, ou, pour le moins, un élément de violence graphique, toutes les cinq ou sept minutes ;
- du point de vue du budget - visiblement confortable si l'on en juge par les exploits pyrotechniques déployés dans chaque opus ;
Penser du point de vue du général, c'est penser en termes de système, ici de production hollywoodien. Ce sur quoi me renseigne le général c'est le cahier des charges et de ce point de vue-là, les cinq films se ressemblent et semblent se valoir.
Pourtant, ça n'est pas le cas, pour peu que l'on considère le cinéma comme un art de l'espace et du mouvement, et le film d'action comme l'une de ses expressions les plus justes, à l'instar du burlesque ou de la comédie musicale dont il a, d'une certaine manière, assumé la succession à travers un même défi lancé par le cinéma de divertissement à l'apesanteur, au poids du monde, à la représentation du réel.
Au commencement, il y a "Piège de cristal", donc. C'est à dire John McTiernan. C'est à dire un projet de mise en scène, donc de mise en espace et en temporalité, très précis. "Piège de cristal" c'est Lubitsch qui vient dépêtrer le cinéma américain des années 80 de sa tendance fâcheuse à la lourdeur, c'est à dire et en l’occurrence à la propagande anti-rouge. De la même manière que McTiernan avait fait appel aux "Chasses du Comte Zaroff" de Schoedsack et Cooper ('1933) pour mettre fin à l’ère "Rambo" dans "Predator" en 1987, en faisant basculer la banale histoire d'un commando US en Amérique latine dans le récit d’aventures et de science-fiction, "Die hard" propose une histoire exempte d'espions russes ou de terroristes arabes pour confronter son all american hero non à un groupuscule d’idéologues surarmés (dont pourtant les vilains se réclament sournoisement) mais à une simple bande de voleurs d'origine plus ou moins teutonne...
Très bien, mais pourquoi Lubitsch ? Parce que tout l'intérêt du film repose sur le caractère elliptique du récit par un basculement de point de vue : McClane est ainsi régulièrement confronté à des impasses (scénaristiques et donc spatiales dans le cadre du film d'action) qui l'obligent à regarder hors-champ quelque chose qui fera office pour lui de salut mais que nous spectateur ne voyons pas car en lieu et place du contre-champ nous est alors proposé le point de vue de l'ennemi et c'est avec ce dernier que nous découvrons ensuite l'astuce mise au point par McClane.
C'est là, précisément, le système de relance du récit Lubitschien basé sur la fabrication incessante d'impasses et d'issues - songeons, pour les amateurs, au faux professeur Siletsky enfermé par la Gestapo avec son double authentique mais décédé dans "To be or not to be" en 1942 et s'en sortant par un coup d’œil sur une fausse barbe et un rasoir avant que nous ne reprenions le point de vue des nazis.
Les partis-pris de mise en scène de "Piège de cristal" seront jugés tellement importants quant au succès du film qu'ils seront imités - cas unique à ma connaissance - au même titre que l'intrigue par le remplaçant de McTiernan, le délicieusement laborieux Renny Harlin, pour l'opus deux de la série en 1990, "Die hard 2, die harder", mystérieusement intitulé en français "58 minutes pour vivre".
Très bien, mais pourquoi Lubitsch ? Parce que tout l'intérêt du film repose sur le caractère elliptique du récit par un basculement de point de vue : McClane est ainsi régulièrement confronté à des impasses (scénaristiques et donc spatiales dans le cadre du film d'action) qui l'obligent à regarder hors-champ quelque chose qui fera office pour lui de salut mais que nous spectateur ne voyons pas car en lieu et place du contre-champ nous est alors proposé le point de vue de l'ennemi et c'est avec ce dernier que nous découvrons ensuite l'astuce mise au point par McClane.
C'est là, précisément, le système de relance du récit Lubitschien basé sur la fabrication incessante d'impasses et d'issues - songeons, pour les amateurs, au faux professeur Siletsky enfermé par la Gestapo avec son double authentique mais décédé dans "To be or not to be" en 1942 et s'en sortant par un coup d’œil sur une fausse barbe et un rasoir avant que nous ne reprenions le point de vue des nazis.
Les partis-pris de mise en scène de "Piège de cristal" seront jugés tellement importants quant au succès du film qu'ils seront imités - cas unique à ma connaissance - au même titre que l'intrigue par le remplaçant de McTiernan, le délicieusement laborieux Renny Harlin, pour l'opus deux de la série en 1990, "Die hard 2, die harder", mystérieusement intitulé en français "58 minutes pour vivre".
Sur quoi me renseigne ici le particulier ? Sur le travail d'un cinéaste et non uniquement sur la commande d'un système. Sur ce qui fait le travail humain à l'intérieur de la machine, pour ne pas dire de la matrice tant il s'agit plus à Hollywood aujourd'hui de reproduire que de produire. Bref, sur la "McTiernan's touch".
Venons-en à présent à "Une journée en enfer". Envisageons le retour aux commandes de la série par McTiernan en termes de singularités et non de généralités. Si l'homme à tout faire qu'est Renny Harlin avait laborieusement décalqué la mise en scène mise au point par McTiernan pour le premier film de la série, l'intéressé ne se copiera pas lui-même ; ce qui, en soit, dans un contexte de production qui ne vise qu'à la standardisation mais ne peut au final produire que des prototypes au succès toujours plus ou moins incertain, est une définition du cinéma en tant qu'art industriel aberrant et dénote d'une attitude bien aventureuse de la part d'un cinéaste ayant pourtant une première fois trouvé une formule du succès.
Le cinéaste va ici pousser très loin son goût du jeu, de la stratégie mise en partie et en scène, qui caractérise sa vision du cinéma et son rapport au spectateur. Le méchant est ainsi un véritable Deus Ex Machina, substitut de la figure du scénariste à l'intérieur du film, qui semble écrire au fur et à mesure de son déroulement les péripéties du film sous la forme d'un gigantesque "Jacques à dit". Au-delà de cette petite mise en abîme, soulignée par le fait que l'abominable terroriste est réduit à une voix quasi-accousmatique durant une bonne moitié du film, il est intéressant de noter qu'en fait il s'agit de nouveau d'un simple voleur auquel les oripeaux de l’idéologie permettent de masquer sa pure et simple avidité alors que les opus que McTiernan ne signe pas mettent platement en scène d'infâmes gredins qui soutiennent un baron de la drogue sud-américain, s'attaquent au bon système capitaliste ou vont même, incroyablement vicieux qu'ils sont, jusqu'à être carrément... russes dans le dernier épisode en date.

Outre, comme on le voit, un humour peu enclin à céder à la vague de politiquement correct qui ravage le monde occidental depuis les années 80, le film va se scinder en deux styles distincts qui vont soutenir, par leur séparation même, une véritable éthique de mise en scène :
- Toutes les séquences en lien avec les conséquences du terrorisme (explosion surprise, évacuations d'écoles...) sont filmées avec le plus grand sérieux et un soucis constant de produire un effet de réel qui prête assez peu à la plaisanterie par l'introduction de plans documentaires au sein de la fiction ;
-En revanche, tout ce qui à trait à John McClane - l'homme-cartoon qui termine le film en lambeaux et sur le corps duquel, cicatrices après plaies béantes, s’écrit petit à petit et douloureusement le scénario - est traité sur le mode du slapstick le plus débridé sur les accents de la musique de "Chantons sous la pluie" : burlesque et comédie musicale ? Dont acte.
La mise en scène de John McTiernan organise ainsi un va et vient entre deux partis-pris - soit d'un côté la création d'un fort effet de réel destiné à faire ressentir le poids du monde au spectateur, ici, l'impact des actions terroristes, et, d'un autre côté des pérégrinations cathartiques marquant au fer rouge, par les effets d'une pesanteur de dessin animé, le corps et le visage d'un héros de plus en plus cartoonesque au fil du récit. Si ces deux directions semblent à priori contradictoires, elles concentrent en fait la singularité du cinéma dans son impact sur le spectateur en créant pour lui des images présentant le plus haut degré d'iconicité, le plus grand coefficient d'impression de réalité de toute l'histoire de l'art (le cinéma donc), tout en lui proposant d'échapper aux lois physiques primordiales du monde qu'elles représentent avec tant de vraisemblance puisque McClane survit à tout, tout le temps. A partir de cette dialectique, le plaisir produit par le film dépasse donc, de fait et de loin, celui que peinent à esquisser ses concurrents...
Le principe d'ellipses spatiales et temporelles du premier film, et même de paralipses (un élément crucial du récit nous est régulièrement caché, à nous, spectateur - le panneau "Je hais les nègres" de la séquence d'ouverture pour ne citer qu'un exemple) basé sur un régime très précis de focalisation interne variable (c'est un peu pédant mais c'est aussi le vocabulaire qui convient pour définir le changement de point de vue au cœur d'une même séquence), se mue ici en une furieuse course de la caméra - véritable personnage à part entière - qui peine à tout saisir de l'action (trop tôt ou trop tard, elle est rarement synchrone avec l'action, le réalisateur allant jusqu'à bousculer et même faire trébucher des caméramans jugés trop timorés!). La caméra semble accompagner les personnages, comme lâchée au cœur d'un univers diégétique dont elle aurait pour mission impossible de parvenir à rendre compte dans sa globalité et dont elle ne peut en fait qu'enregistrer des bribes ce qui confère à l'ensemble un dynamisme extrêmement fort et réclame au spectateur un effort d'attention plus important qu'à l'accoutumée.
Les techniciens Len Wiseman et John Moore, responsables ou coupables, c'est selon, des opus 4 et 5, seront trop heureux, quant à eux, d'étaler leur savoir-faire en captant chaque détail de chaque moment de chaque fusillade ou poursuite dans un vide éthique et cinématographique abyssal propre à n'épater que ceux qui n'attendent pas grand chose du cinéma et que de tels réalisateurs comblent dès lors aisément sans jamais sortir du sentier balisé du champ contre-champ, un coup à toi, un coup à moi et puis voilà...
Les techniciens Len Wiseman et John Moore, responsables ou coupables, c'est selon, des opus 4 et 5, seront trop heureux, quant à eux, d'étaler leur savoir-faire en captant chaque détail de chaque moment de chaque fusillade ou poursuite dans un vide éthique et cinématographique abyssal propre à n'épater que ceux qui n'attendent pas grand chose du cinéma et que de tels réalisateurs comblent dès lors aisément sans jamais sortir du sentier balisé du champ contre-champ, un coup à toi, un coup à moi et puis voilà...
Qu'en conclure ? Que penser en terme de généralités reviendrait à dire que lorsqu'on a vu un blockbuster on les a tous vus ? Voilà qui nous fait tout de même passer à côté de ces différences qui permettent, par exemple, de distinguer les icônes peintes par Andreï Roublev de celles peintes par les autres tenants de cette tradition. Disons que penser le général ou le particulier sont deux manières de voir qui se révèlent par leur articulation qui permet de penser aussi bien la continuité que la rupture et donc de distinguer John McTiernan de Renny Harlin, Len Wiseman ou John Moore. Comme souvent, penser la contradiction revient à penser tout court.
Post-scriptums en formes de parenthèse puis de codicille parce qu'on ne peut pas en finir comme ça avec McTiernan :
Il convient de noter que "Die Hard", premier du nom, possède une ligne narrative proche des comédies du remariage de l'âge d'or d'Hollywood chères à Stanley Cavell : McLane vient à Los Angeles pour reconquérir sa femme Holly et l'intrusion dans ce scénario classique d'une meute de pseudo-terroristes permet en fait de convertir une suite de scènes de ménages propres à la comédies en une hallucinante débauche de pyrotechnie qui donne ses lettres de noblesse au genre du film dit d'action avec, à l'époque, l'acteur de comédie de romantique Bruce Willis en figure de proue ("Blind date" de Blake Edwards en 1987 ou la série "Moonlighting - Clair de lune" à la télévision auparavant).
Si penser la contradiction revient à penser tout court, alors le DVD de "Une journée en enfer" propose pour s'en convaincre une fin alternative, celle voulue par McTiernan, aux antipodes de la fin en forme de collage maladroit qui clôt officiellement le film. Loin de l'affrontement homme-hélicoptère, McTiernan enferme ses deux protagonistes - McClane et Grüber - dans un pub en Irlande pour un duel au bazooka autour d'un verre de whisky... La séquence est d'une radicalité anti-spectaculaire étonnante. A croire que McT l'a tournée uniquement pour lui tant il est difficile d'imaginer que les projections-tests et la production d'un tel produit puisse la valider. C'est une séquence froide où le dialogue vient défaire tous les espoirs que le film avait pu laisser entrevoir (McClane divorcé, alcoolique et sans emploi) et où le duel de réplique vient concentrer toutes les tensions accumulées par l'action au cours du film. Il y a quelque chose du meilleur Tarantino ici dans la façon d'articuler un tunnel rhétorique avec un éclair de violence. On pense, quatorze ans avant, à "Inglorious basterds". De la même manière, le sens du décadrage, de la caméra portée, du jump cut, des inserts et des brusques accélérations à l’œuvre dans le film préfigurent indéniablement le travail de Paul Greengrass sur la série des "Jason Bourne" et anticipent même sur celui de Spielberg, trois en plus tard avec "Il faut sauver le soldat Ryan".