dimanche 8 février 2015

Freud, the secret passion (Freud, passion secrête) 1962 de John Huston.


Au commencement, il y eut la peinture. Comme toujours. Dans celle d'André Brouillet, "La leçon de Charcot à la Salpêtrière, exposée au Salon de 1887, l'homme des passions secrètes n'est déjà plus là. Durant le bref moment où il aura fréquenté l’hôpital parisien il a élaboré par tâtonnements successifs un fascinant projet. Il vient de quitter Paris, de sortir de cette salle pour entrer, d'une certaine manière, dans la déjà longue histoire des représentations. Et pour cela, c'est la porte de l'hypnose qu'emprunte à Jean-Martin Charcot Sigismund Schlomo Freud .

Représentation. Projection. Hypnose. Le cinéma qui s'invente déjà partout en Europe et aux États-Unis n'est pas loin. Il y a, de fait, quelque chose d'évident à ce que le cinéma s'empare de la psychanalyse. Le film noir américain des années 40 ne s'en privera pas, sous l'impulsion des européens émigrés à Hollywood : Hitchcock, Lang et quelques autres. Samuel Goldwyn était allé en son temps jusqu'à Vienne  frapper à la porte de Freud dont il ignorait à peu près tout pour lui demander d'écrire un scénario sur la seule foi de sa réputation... Certes le film noir aura toujours peiné à rendre à l'écran une vision crédible du processus psychanalytique tant le temps de l'enquête et celui de la psychanalyse ne peuvent guère être superposés sans recourir à des artifices scénaristiques outranciers. Pourtant psychanalyse et cinéma (narratif) partagent indéniablement un goût du mot qui appelle l'image et de l'image révélée qui entraîne à son tour le mot juste.

Au début des années 60, Jean-Paul Sartre va pondre 600 pages d'un scénario que John Huston - en charge d'un biopic sur Freud - mettra, parait-il, intégralement à la poubelle. Freud a peut-être apporté la peste aux États-Unis comme il l'a lui-même déclaré mais l'homo-americanus qu'était Huston était, semble-t-il, vacciné contre bien des choses...

Ce qui va intéresser Huston en revanche - et va probablement concourir grandement à la réussite du film - c'est le traitement de l'image à l'aune de la psychanalyse. Le scénario n'a d'autre intérêt que de revenir très consciencieusement et avec la plus grande pédagogie sur les grandes étapes de la construction des théories psychanalytiques. Autant dire qu'en 2015, outre l'intérêt permanent d'une bonne vulgarisation, sa force ne réside pas dans l'histoire qu'il nous raconte mais, et c'est bien le moins pour un film de cinéma, dans sa mise en scène.


Freud est ainsi et avant tout un visage, c'est à dire un gros plan, dans le film de Huston. Quelque chose de l'ordre de l'affection qui occupe une grande partie du champ, l'obstrue, redouble le cadre, toujours filmé latéralement ou de face. Il y a quelque chose dans la présence de Freud à l'écran qui s'oppose ainsi à la profondeur de champ, à l'espace illusionniste inventé près de Florence vers 1425 par le peintre Masaccio dans l'église Santa Maria. Freud prend place du côté de la vérité de l'image, de son caractère bidimensionnel, concret, matériel, réel. 

Au commencement était la peinture, c'est à dire, dans ce qu'en hérite le cinéma, la perspective, c'est à dire le moyen de créer un espace harmonieux et cohérent aux yeux de qui le regarde où le divin est suggéré par la capacité de la représentation à montrer l'éloignement infini. Historiquement, la perspective est une croyance. En parodiant Wittgenstein à propos du christianisme à la manière de Jean-Luc Godard, nous pourrions dire que le cinéma ne réclame qu'une chose à son spectateur : "crois!" Dans "Freud, passions secrètes", Freud se tient à l'opposé de tout cela. Il n'est pas du côté du champ mais de celui du cadre. Traduction : Freud se tient du côté de la vérité et non de celui de la croyance.


Ce sont les autres qui hantent la profondeur de champ. Freud, lui, occupe le premier plan, "fait surface" en permanence tandis que derrière Josef Breuer l'arrière-plan ressemble à s'y méprendre à un genre de nature morte - objets inanimés posés sur une commode et devant un miroir - Freud apparaît devant un tapis aux motifs abstraits qui redouble le caractère bidimensionnel de l'image et répète les bords de l'écran à la manière d'un tableau de Barnett Newman orientalisant. N'oublions pas que Vienne est alors la porte occidentale de l'Empire Ottoman, que sous les motifs orientaux des vêtements dans les peintures de Klimt sont représentés les corps nus des personnages, que la sexualité est là, tapie sous l'étoffe. 

Qu'en déduire ? Que Freud est moderne, contemporain, là où les autres appartiennent encore au classicisme. Et c'est en convoquant l'histoire des images que le films nous montre cela.

Une fois ce système posé - cadre contre champ - il devient aisé de sonder la profondeur depuis la surface. Huston va alors avoir l'idée simple et géniale de recourir au récit transvisualisé - nous voyons ce qu'on nous raconte - pour rendre compte des séances avec Anna O., tout en redoublant ce principe d'un autre type de récit - finalement assez rare dans le cinéma narratif de consommation courante : le récit répétitif - nous voyons plusieurs fois de suite la même scène.


Or, lors de la répétition, du redoublement du récit comme il en a déjà été des bords du cadre, la bande-son et la bande-image, le verbe et l'image entrent en dissonance. Ce qui était de l'ordre de l'étrange étrangeté dans le premier récit se dévoile dans le second sous l'impulsion de Freud remplaçant Breuer, c'est à dire occupant le premier plan, sondant la profondeur de champ depuis la surface du cadre.


Dès lors, c'est l'image elle-même qui vient éventer le mensonge des mots. Le langage cinématographique vient alors préciser ce que la langue avait jusqu'ici abandonné au flou de la profondeur de champ... Si, comme le déplorait Barthes, au cinéma "on ne peut pas dire : un homme passe", Huston retourne en une force évidente l'"émeute de détails" qui caractérise le fait photographique selon Baudelaire et dont le cinéma est porteur. C'est ainsi dans le détail - celui qui change d'une image à l'autre - que le diable, c'est bien connu, se trouve et se trouve dévoilé. 


Les illusions du champ perspectiviste se dissipent et laissent place à la vérité du cadre, à l'image de la nurse qui se mue en prostituée dans le miroir au-dessus du lit du père décédé... C'est alors l'image donnée pour elle-même qui porte en elle l'image juste chère à Jean-Luc Godard et à Dario Argento (le miroir des "Frissons de l'angoisse" en 1974 dans lequel apparaît dès le début du film le visage de l'assassin).  Le reste ? Ce ne sont juste que des images. Celles que nous nous forgeons pour nous échapper à nous-mêmes, celles qui nous permettent de vivre "les yeux grands fermés" comme le montrera Stanley Kubrick dans son dernier film. "Freud, the secret passion" et "Eye wide shut" composeraient à n'en pas douter un passionnant double programme...


Si le cinéma est une évidente affaire de regard, qu'est-ce que Freud au cinéma ? Un dévoilement devenu dessillement. "Freud, the secret passion" ou "Eye wide open".

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