« It’s my nature now to record,
to try to
keep everything I’m passing through……
to keep at least bits of it……
I have lost too much……
Jonas Mekas.
Jonas Mekas débarque à New-York le
29 octobre 1946. Il achète quelques temps après, avec son frère Adolphas, une caméra Bolex 16 mm
avec laquelle ils vont s'employer en premier lieu, si l'on peut dire, à filmer
le quotidien de la communauté lituanienne en exil.
Si « Lost lost lost »
monté en 1976 n'est pas le premier film du cinéaste, il est celui qui contient
les premières images tournées par Mekas. Car c'est bien dans ce décalage que
réside l'une des spécificité d'un cinéaste qui n'en manque pas : les
images que le cinéaste tourne inlassablement depuis maintenant presque 70 ans
sont regroupées dans des films dont seul le commentaire off est contemporain de
leur finalisation. Autrement dit, Jonas Mekas parle dans chacun de ses films
sur des images qui remontent le plus souvent à plusieurs décennies.
S'il est commun de constater que
le langage cinématographique ne connaît qu'un seul temps de conjugaison – le
présent de l'indicatif – l’œuvre de Mekas met clairement ce principe en crise
tant la bande-image et la bande-son sont séparées par le temps, celui d'une
vie.
Extraits de
« L'Odyssée » d'Homère ou du journal du cinéaste composent pêle-mêle
la bande-son de « Lost lost lost ». Les plans qui composent, eux, la
bande-image n'étaient pas destinés originellement à faire œuvre. Ils étaient le
fruits d'un réflexe, celui d'un lecteur assidu cherchant à préserver certains
moments de vie comme on veillerait sur une bibliothèque. A partir de ces
moments épars, Mekas tentera de constituer un travail proche de ce que l'on
nommera à posteriori – l’œuvre de Mekas est une œuvre à posteriori – le
« ciné-journal ».
Les instances de classifications
esthétiques classe généralement le travail du cinéaste lituanien dans le vaste
champ du cinéma expérimental. Ce travail, inlassable, a produit une forte
rupture au sein de cet « autre » cinéma jusque là – et
particulièrement aux États-Unis – sous influence des Avant-Gardes européennes
et, donc, de la psychanalyse. Hors Jonas Mekas est un émigré sur le sol
américain. Il est d'une certaine manière le continuateur de l’œuvre muette d'un
Charles « The immigrant » Chaplin, il est un personnage principal de
Kazan – celui d' « America America » que le metteur-en-scène
d'origine grecque réalise en 1963 – qui se serait emparé d'une caméra. Il est
d'ailleurs troublant de constater que le début de « Lost lost lost »
avec ses plans d'arrivée à Ellis Island raccorde parfaitement avec la fin de la
fiction très documentée de Kazan. « Lost lost lost » in
« America America » pourrait-on dire. Car là où Chaplin puis Kazan
prennent en charge la figure de l'immigré, Mekas cartographie chaque jour
davantage la trajectoire de l'émigré, de celui qui est arrivé au terme d'un
voyage et qui, loin d'avoir atteint son but, en commence un autre.
C'est là le sens de ce « Lost
lost lost ».
Question : comment se
retrouve-t-on trois fois perdu ? Il y a la certitude de ce que l'on a
quitté. Il y a l'étrangeté de ce que l'on a trouvé. Il y a l'espoir déçu du
retour au pays. Il y a là quelque chose du cinéma qui arrive toujours trop tard
car au moment où il saisit les choses elles ne sont déjà simplement plus. Il y
a là quelque chose du destin de l'émigré qui débarque et doit s'accoutumer à un
sol et des règles, règlements et réglementations qui ne sont pas les siens. Il y a là quelque chose qui traduit
ce à quoi est condamné celui qui ne parle pas la langue, ne maîtrise pas les codes et qui a grandement à voir avec le principe
même du cinéma : la surface du réel impressionnée sur celle de la
pellicule avec, au cours de l'opération, une perte aussi évidente
qu'irrémédiable. Il y a dans toute cela quelque chose de la mélancolie profonde
de tout cinéaste qui se respecte. Hors le cinéma de Mekas ne croit pas à la
psychologie, c'est à dire à la profondeur. Mekas est un – si ce n'est
« le » - cinéaste de la surface. Il est celui qui aura sans doute
couvert le plus de surface depuis le mi-temps du vingtième siècle jusqu'à
aujourd'hui. Il est celui qui enregistre le moindre fait, le moindre geste et
qui, par leur accumulation, leur répétitions à travers le temps et l'espace,
accède à une part étrange et fascinante de réel – entre enregistrement et
mémoire, c'est à dire non expurgée de certains éléments fictifs, reconstruits à
posteriori encore.
En cela, Jonas Mekas est le
cinéaste qui prend le cinéma pour ce qu'il est : une pellicule, une
surface, celle du monde qui se donne à voir du dehors et qui, grâce à la durée,
permet néanmoins d'accéder au dedans, soit à ce qu'on n'en voit jamais – ce
serait illusoire, c'est là le lot merveilleux de la fiction revendiquée – mais
qui, pourtant, toujours se dévoile, par éclats, par instants. Arracher ces moments-là aux flux communs de notre perception est sans soute le rôle de l'artiste...
Comment Deleuze définissait-il l'artiste ? "Décrire la chaleur dans la steppe chez Tolstoi, un peintre y arriverait à
peine, c’est tout un complexe de sensations : essayer de donner à ce
complexe de sensations, une indépendance radicale par rapport à celui
qui l’éprouvait. Les grands romanciers décrivent des atmosphères.
Thomas Wolf dit dans ces nouvelles, quelqu’un sort le matin, il sent un
air frais, lui arrive une odeur de pain grillé, un oiseau passe dans le
ciel, il y a un complexe de sensations. Qu’est-ce que ça devient quand
est mort celui qui l’éprouve ou quand il fait autre chose. Qu’est-ce que
ça devient ? ça me paraît être la question de l’art. L’art donne une
réponse à ça. Donner une durée ou une éternité à ce complexe de
sensations qui n’est plus saisi comme étant éprouvé par quelqu’un ou à
la rigueur qui va être saisi comme étant éprouvé par un personnage de
roman, c’est-à-dire par un personnage fictif."
Ainsi Jonas Mekas est-il un artiste par excellence, c'est à dire, avant toute autre chose, un regard qui
possède les capacités précieuses et conjointes de l'étonnement et du pragmatisme.
Voilà qui, peut-être, défini à la fois le regard du cinéaste et celui de
l'émigré. Car c'est bien depuis l'origine sur des regards d'émigrés que s'est
constituée une grande part de l'Histoire du cinéma, tout spécialement en
Amérique.
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