L'homme qui court est devenu, c'est évident, une véritable image de marque pour Tom Cruise.
De toute façon Tom Cruise n'aime pas
particulièrement voler. Il a parfois essayé. Mais on voit bien qu'il traîne des
pieds. Ça n'est pas son truc à Tom Cruise. De voler. Ce qu'il aime Tom, c'est
courir.
Depuis la prise de contrôle du
blockbuster par les images numériques, deux courants de films sont
apparus : il y a les films d'hommes qui volent et il y a les films d'hommes qui courent. Outre que le monde y explose en tous sens lors d'apocalypses réitérées avec des convictions diverses, ces deux sous-genres diffèrent en bien des points. Leur principale différence repose sur le fait qu'ils ne présupposent pas le même cadre.
Qu'est-ce que le cadre au
cinéma ? Un cache comme l'écrivait André Bazin ? Sans doute. Mais le
cadre – c'est à dire les limites imposées aux quatre bords de l'image –
représente surtout un puissant mécanisme d’oppression pour le personnage. Le cadre est ce qu'il est au cinéma. Le
cadre, ce sont les limites physiques que le cinéma impose au personnage. Soit
l'équivalent du cadre social pour une personne.
Le blockbusters s'apparente,
quelques soient les genres qu'il convoque, à cette typologie de films née dans
les années 80 et que l'on nomme de manière plus que générique « film
d'action ». Ce type de films ne présente que rarement un intérêt
scénaristique c'est à dire littéraire. Ce type de films est aussi souvent mal
compris que le cinéma lui-même car il l'incarne avec force : c'est un
cinéma purement visuel dans ses meilleurs moments qui exprime par le geste et
le rapport des corps à leur environnement un certain type de rapport au monde,
une certaine manière d'être là, présents, au présent, entièrement. Le burlesque puis la comédie
musicale ont, avant le film dit d'action, pris en charge de tels éléments que
seul le cinéma – art du corps en mouvement – est capable d'exprimer.
Tom Cruise, depuis toujours,
court. Tom Cruise est un fugitif. Il est l'acteur de premier plan qui tente
sans doute le plus d'échapper aux lois infernales que le cadre impose de toute
éternité à la star de cinéma plus encore peut-être qu'au dernier des figurants. La loi du cadre vient ainsi toujours rappeler au
personnage son destin de personne « dégénéré » au sens propre du
terme. Le cadre enferme, pose problème, impose des limites strictes au
personnage, empêche violemment l'émancipation d'une créature dont la seule et
unique fonction « in fine » est d'être l'un des rouages du récit, de
la narration.
Hors, on le constatera aisément
depuis le « Die hard » que réalise John McTiernan en 1988 et qui
s'est avéré être depuis le prototype de ce genre tardif qu'est le film
d'action, l'idée du rouage qui grippe est une idée force de ce cinéma
éminemment contemporain. Nous avons ici à faire à un cinéma d'après les scénarii,
d'après les histoires supposées originales. D'après c'est à dire d'ensuite. Nous avons à faire à un
méta-cinéma, presque pirandelien, qui n'exprime au fond qu'un
chose : comment le personnage de cinéma rentre en lutte avec les éléments
prédéfinis, rebattus, du cinéma narratif, tente d'échapper au destin univoque
de la reproductibilité technique de sa propre image, travaille contre
l'histoire dont il est sensé être le vecteur principal. D'ailleurs lorsqu'on court,ne court-on pas toujours contre quelque chose?
A ce jeu-là, Tom Cruise est le
plus passionnant à suivre, car le plus difficile également, tant il est devenu
l'incarnation de la fuite même. Les films de super-héros nous ont habitué aux
hommes qui volent, à ceux qui imposent – tout puissants en apparence – leur loi
au cadre. Ce dernier se doit de tenter de suivre, sans les perdre de vue, les déplacements trop aisés pour être honnêtes, et pour tout dire improbables, d'êtres bigarrés. Cela n'a pour effet que de séparer le personnage du
poids de réel imposé par le cadre de cinéma sensé au contraire les épingler, d'entretenir l'illusion de
la prise en main de leur destin par des créature qui ne sont finalement que des
jouets, des marionnettes évoluant dans des récits qui ne renvoient plus le
spectateur à quoi que ce soit de sa condition, c'est à dire à plus rien de réel. Le cadre virtuose des films Marvel ou DC est d'essence purement féérique puisqu'il est entièrement au service de personnages auxquels il n'oppose rien et qu'il transforme de fait en simples figurines publicitaires.
Mais pendant que d'autres volent au secours de l'univers, Tom Cruise court toujours. C'est
peut-être Steven Spielberg qui aura le mieux perçu et magnifié cette
singularité de l'acteur dans « Minority report » tout d'abord en 2003
puis dans « La guerre des mondes » en 2005, en proposant deux figures
décisives d'homme en rupture complète d'avec une société à la dérive, deux éloge
sublimes de la fuite dans le cadre, avare à ce niveau-là, d'un cinéma américain
plutôt porté sur la gloriole... Tom Cruise devient l'espace de deux films une figure non d'anti-héros mais plus exactement anti-héroïque car Spielberg l'y fait courir dans le sens opposé à l'action. A ce titre, "La guerre des mondes " est exemplaire : à l'image d'un film "monté" à l'envers - comprenez que le scène d'action finale se trouve au tout début et que plus le récit avance plus les personnages s'enferment dans des espaces de plus en plus petits - Cruise y incarne le contraire du "all american hero". De la même façon que ce film étrange postule en pleine seconde guerre d'Irak la défaite militaire des États-Unis dès la première demi-heure, Cruise incarne un père de famille socialement défait lui-aussi dès le départ. Il ne s'agit ici de fuir que pour éviter l'action synonyme de mort immédiate pour le père indigne et sa progéniture.
Contrairement au super-héros, l'homme qui court, impose un
effort tout humain contre la machinerie qui l'oppresse, contre le cadre qui
cherche, continuellement, à se refermer sur les possibles, à les comprimer, les
contraindre. Il y a dans cette usage du cadre au cinéma quelque chose de la volonté de traduire l'humaine condition contre laquelle tout un chacun lutte d'une manière ou d'une autre, à un moment ou à un autre. Hors c'est pour cela que Tom court. Tom Cruise court contre la montre, contre la durée du film, contre
les développements successifs et attendus d'histoires déjà trop racontées. Fuir
la mafia, la famille, la police, le champ de bataille, fuir le scénario trop
balisé, faire du hors piste mais fuir encore et toujours est le lot de la
figure humaine que fait persister Tom
Cruise à l'intérieur du cinéma du tout numérique. L'acteur sans charme, tout de
raideur, le visage déformé par l'effort, impose un mouvement dénué de grâce
mais un mouvement humain qui permet, de film en film, de poser encore l'une des
grandes questions du cinéma : que peut un corps ? C'est là l'autre
manière de poser la question de la limite. Non celle du cadre mais celle de la
figuration, de la figure au cœur de l'univers devenu parfaitement lisse, intangible de l'illusion
cinématographique.
Tom Cruise regarde hors-champ l'infigurable que pourtant les effets numériques ne manqueront pas de nous montrer dans un instant. Tom sait que c'est le moment de fuir, de s'échapper pour s'en aller chercher ailleurs un autre espace, une autre place, celle que le corps humain doit à nouveau se trouver ou se faire au sein de l'espace filmique.

Tom Cruise regarde hors-champ l'infigurable que pourtant les effets numériques ne manqueront pas de nous montrer dans un instant. Tom sait que c'est le moment de fuir, de s'échapper pour s'en aller chercher ailleurs un autre espace, une autre place, celle que le corps humain doit à nouveau se trouver ou se faire au sein de l'espace filmique.

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