lundi 17 février 2014

Tip top 2013 de Serge Bozon.




Odalisque : Femme d'un harem. Personnage souvent utilisé par le courant pictural et littéraire occidental nommé "Orientalisme" au 19ème siècle. Le mot vient du turc "odalik" qui signifie "femme de chambre" (de "oda", "chambre").


L'odalisque est un sujet de peinture.
L'odalisque se définit par une pose. L'odalisque c'est l'Orient qui prend la pose dans un imaginaire voyeuriste et occidental.
Une pose c'est une forme.
Une forme est actualisée dans une matière par l'opération dite de l'information.
Maîtriser l'information c'est pouvoir donner une forme sans pour autant connaître, et encore moins comprendre. Les personnages de Tip Top savent tout de tout le monde mais ne cherchent pas à se connaître. Leur besoin de compréhension de l’Autre est purement fonctionnel. Les personnages de Tip Top sont fonctionnaires de police.


L'Occident ne cherche pas à connaître l'Orient. L’Orient n’a pas de désir particulier d’être compris. Entre eux, un voile.
L’odalisque est un voile sur lequel une femme, une esclave, un objet de désir à été peint. On le pressent, la question du voile, de l'Orient voilé pour l'œil occidental, dépasse ainsi, dans la dialectique souterraine, érotique et fondatrice qui uni les deux horizons, la question de la laïcité et des débats de surfaces (peintes) qu’elle ne manque pas d’engendrer régulièrement.
L'obsession occidentale c'est l'information. Il faut donner une forme à toute chose. Mais la forme ne  permet de comprendre que très partiellement les choses. Car la forme est immobile.
Selon la définition d'Aristote, une forme actualise une matière. Un peintre, par exemple, actualise une forme dans la matière picturale.
De fait, une forme c'est un instant privilégié.
Par ailleurs, une forme est plus ou moins prête à la mobilité.
L'odalisque est une forme alanguie.
Une forme c'est le contraire du mouvement. Mais elle peut tendre vers, être adaptée au, préparer le mouvement.
L'odalisque n'est pas prête pour le mouvement.
Rien dans la forme de l'odalisque ne prépare le mouvement.
La question est alors de savoir ce qui est en mouvement.



C'est la matière qui est en mouvement. Pas la forme.
Le cinéma permet de percevoir le mouvement.
Parce que le cinéma permet, par l'enregistrement d’images instantanées et équidistantes les unes des autres, de percevoir le passage d'une forme à une autre. Un devenir en somme.
Parce que la forme ne se transforme pas, c'est la matière qui passe d'une forme à une autre.
C'est cela que le cinéma enregistre avec la régularité de la machine.
Ce que le cinéma enregistre n'est pas à proprement parler la chose mais sa trajectoire.
Les films comme les êtres sont traversés par des trajectoires.
Au cinéma, la chose représentée se rapporte ainsi moins à une forme qu'à un instant quelconque, équidistant des autres instants.
Au cinéma, la chose représentée se rapporte moins à une figure qu'à sa trajectoire, c'est à dire à une équation.
Or, une des manières de définir une équation est de déterminer une figure en fonction d'un instant quelconque. Histoire de trajectoire donc. Et trajectoire de l’Histoire dans Tip Top : de la guerre d’Algérie aux Printemps Arabes. 
Matières humaines en mouvement à travers les cadres imposés d'une Histoire sans cesse racontée par les vainqueurs.


L'odalisque n'est pas le fruit d'une équation, l'odalisque n'est pas conçue comme une trajectoire mais comme un point fixe.
De fait, et à priori, l'odalisque n'est pas un sujet de cinéma.
Parce que l'odalisque est une idée fixe. Une idée de fétichiste. Et le fétichisme pour les personnages de cinéma – qu’on se souvienne d’Hitchcock ou de Buñuel – pose le problème de l’immobilité en un point du temps. L’obsession immobilise les personnages de Vertigo ou de El.
L'odalisque représente l'idée que l'occident se fait de l'orient.
Et c'est une idée conçue pour ne pas bouger. Pour rester à sa place. Dans l'imaginaire occidental.
L'odalisque est un fantasme.
Ceci étant dit l'odalisque est aussi un motif.
C'est à dire une image qui se répète.
Or le cinéma fonctionne sur la répétition. Mais une répétition singulière.
Le cinéma fonctionne sur la réactualisation continuelle des formes.
Le cinéma – quant bien même est-il constitué d'images fixes – tend vers la perception du mouvement.
Certes le cinéma, comme la peinture, recompose le mobile à partir de l'immobile.
Certes le "vrai" mouvement a toujours lieu entre deux photogrammes, dans l'intervalle.
Certes le mouvement réel est ce qui (se) passe entre deux coupes.
Mais ce que nous apprend le cinéma, ça n'est pas comment les images se succèdent, pas comment un instant succède à un autre instant mais comment un mouvement se continue.
Car le cinéma a inventé une perception : c’est une esthétique de la durée.
Qu'est-ce que la durée? C'est ce qui fait que l'instant suivant n'est pas la répétition du précédent.
Car s'il est vrai que le précédent se continue dans le suivant, le suivant n'est pas la répétition du précédent.
Le phénomène de la continuation, c'est à dire la durée, ne peut se saisir si l'on réduit le mouvement à une succession de coupes.
Ce qui compte au cinéma c'est ce qui se passe d'un instant à un autre, ce qui continue d'un instant à un autre, ce qui croît d'un instant à un autre.
Ce qui compte au cinéma c'est ce qui dure. Car il n'y a de durée que réelle.
Alors le cinéma peut mettre en mouvement un motif. Comme ça, pour voir. Pour voir comment il se répète à l'instant et à l'instant qui suit et ainsi de suite. Maintenant. Aujourd'hui.
Alors le cinéma peut nous permettre de percevoir l'actualisation d'une forme ancienne, héritée du 19ème siècle.
Alors le cinéma peut donner à la forme, au corps, une durée. Et raconter, non pas une histoire, mais, l'Histoire du corps représenté entre deux images, deux époques, deux mondes.
Alors le cinéma a quelque chose à nous dire du fantasme de l'odalisque car sa manière même de faire se répéter ce motif pictural le confronte à la durée, le confronte au réel.
S'il y a deux catégorie de films, c'est ce rapport au réel et à son poids qui les définit le mieux. Les films dits de divertissement chercheront ainsi à se défaire le plus possible de ce poids-là. Les films dits d'auteurs ou que sais-je n'auront de cesse de se lester d'une masse de choses directement prélevées par la caméra sur le réel le plus brut. La durée est ainsi un puissant allié de cet seconde catégorie.


La durée c'est, en définitive, ce qui se répète différemment.
La durée appliquée au corps c'est alors moins le corps qui se donne à voir que le(s) corps qui se cherche(nt), s'éprouve(nt).




La durée inscrit le corps dans le temps.
La durée, c'est ce qui se crée.
La création c'est ce qui continue d'un instant à l'instant suivant et qui n'est jamais la répétition de l'instant qui a précédé.
Le cinéma a inventé une perception. Son intérêt est alors de nous permettre de réinventer la nôtre.

samedi 15 février 2014

Lost highway 1996 de David Lynch.




« McCarthy : Si vous étiez à notre place, Mr Hammett, toléreriez-vous vos livres dans les bibliothèques USIS ?
D. Hammett : Si j’étais vous, Sénateur, je ne tolérerais pas de bibliothèque du tout. »



Le Noir, romans et films, hante le lecteur – devenu spectateur – depuis l’époque des peurs de l'enfance.


Si le genre policier se caractérise par la collecte d’indices permettant - pour qui s’en inquiète - de donner un sens (c’est à dire quelque chose de l'ordre du général) au monde, il est de notoriété publique que le genre dit « noir » propose essentiellement des situations malaisées où des personnages perplexes se font taper sur la gueule sans jamais comprendre vraiment ce qui leur arrive...


On connait l’anecdote du « Grand sommeil », roman de Chandler, adapté par Faulkner, réalisé par Hawks et interprété par un Bogart attentif qui réalise lors d’une scène où il élimine un homme de main que celui-ci ne figure pas dans le scénario… Hawks ne sait que dire, demande à Faulkner qui passe à Chandler… 

Finalement, personne ne sait. 













Et surtout pas le spectateur. 

Il y a là de quoi décevoir. Est décevant ce qui nous prive de ce que nous attendions. En gros, nous voulons toujours une œuvre, c'est à dire quelque chose de plein juste ce qu'il faut, quelque chose d'équilibré donc, quelque chose de centripète, quelque chose qui dise ce qu'il a à dire, ni plus ni moins, quelque chose qui impose une forme et, en conséquence, car tout est là, qui s'impose comme forme. Le spectateur payant du spectacle cinématographique désire contre monnaie qui sonne une œuvre qui ne trébuche pas. Ça tombe en général très bien puisque une œuvre tente et réussit, se donne comme une œuvre, voilà tout.

Avec le Noir c'est autre chose. Le roman policier cède la place au roman noir. Et le sens tant espéré doit s'y chercher à tâtons. Le Noir ne fait pas œuvre. Il met en oeuvre des forces, des énergies qu'il ne cherche pas à canaliser. Et c'est une subversion qui est alors à l’œuvre, celle de la narration rationnelle. C'est avec (et dans) le Noir que le cinéma quitte, subreptice, le rôle qui lui avait été assigné dès les années 1910 : celui d'être le continuateur du roman. Avec le Noir, les yeux du lecteur se ferment d'eux-mêmes pour qu'il puisse se souvenir qu'aucune promesse n'avait été faite, qu'aucun contrat n'avait été signé pour que le cinéma aille continuellement pointer au bureau des causes à effets. 

Pour vivre une expérience, il faut fermer les yeux. S'abandonner à ce qui advient. Lâcher prise face à ce qui est.

Le cinéma, c'est bien connu, est un sommeil, une hypnose. 

Dans le Noir, nous pouvons de nouveau rêver.

Les yeux grands fermés que voit-on alors?




Rien tout d'abord. Puis, défilant à vive allure dans la lumière des phares d'une voiture, le marquage au sol d'une route qui paraît sans fin.

"Lost Highway" – une autoroute en forme d’anneau de Mœbius. Pas de commencement. Pas de fin. Toujours pas d’œuvre.  

Pas de place pour l’intrigue non plus, pour l’enquête, réduite à l’état de signes plus ou moins cinéphiliques - car le cinéma s'adresse au spectateur et à personne d'autre. D'ailleurs les policiers sont, pratiquement, exclus du film -  où ils n’apparaissent qu’à titre folklorique - auquel ils ne peuvent rien apporter : ils sont incapables de donner sens aux évènements, ceux-ci étant d’emblée du vaste domaine de l'intime.



  
Le récit déconnecte ainsi les liens entre les faits en proposant, à la place, une relation excessivement sensorielle. Le Noir est fait pour la substitution. Passe-passe. Le Noir est fait - comme le cinéma - pour la prestidigitation. Or, en matière de magie, il s’agit moins de donner à comprendre – illusion rassurante et policière de la maîtrise, du contrôle du sens – que de placer le spectateur dans un état de réceptivité singulier pour participer à un processus quasi-orgiaque :  à la faveur de quelques prétextes scénaristiques archétypaux, une dynamique se met en place, celle de l’expérience de la débauche d’énergie.

Et que produit cette énergie ?

Une intense et continuelle circulation d'absolument tous les éléments de la narration. Et chacun d'entre eux se charge alors littéralement, radicalement d'énergie, se faisant singulier, presque autonome, acquérant une grande capacité de déplacement à l'intérieur des scènes, des séquences, à l'échelle du film et même au-delà. C'est là la logique du rêve et celle du cinéma. Plus de cause ou d'effet mais de l'intensité, du déplacement, des rapprochements à la faveur de l'obscurité. Et c'est l'ultime bastion de l'ordre qui vole en éclats et se met en mouvement : l'identité.





On le comprendra aisément, dans le Noir, inutile de faire œuvre puisque personne ne pourrait l'admirer. Ne reste alors que l'expérience.  Dans le Noir, rien n'est certain, tout est expérimentation. C'est à dire ce qui est trop vide ou trop plein, ce qui déjoue par sa recherche même le désir de sens, ce qui est centrifuge, lieu de mélange, de rencontres, ce qui ne se soucie pas le moins du monde de dire quelque chose et même de ce que c'est que dire, ce qui est informe et ne cherche pas, de fait, à informer. Non une œuvre donc, mais bien un essai.

Quelque chose qui n'est pas là pour se montrer tel quel, mais pour se laisser traverser par des forces qui seront, peut-être, en retour, fugitivement aperçues. C'est ainsi que le cinéma fonctionne : machine à fixer partiellement l’éphémère. C'est ainsi que le Noir a quelque chose de commun avec son spectateur. Lui aussi est en proie à des énergies qui le traversent continuellement et auxquelles il n'entend rien.

"Lost Highway" est ainsi une quintessence de cinéma. "Lost Highway" est une expérience. Et c'est en en faisant la nôtre qu'on devient susceptible d'en apprendre quelque chose. 

Hors de ce travail souterrain, le film n'a rien à nous dire. 


A chacun de plonger dans "Lost Highway" pour lui-même.

Le Noir, c’est ce qui, du singulier, reste opaque pour le général.