« McCarthy :
Si vous étiez à notre place, Mr Hammett, toléreriez-vous vos livres dans les
bibliothèques USIS ?
D. Hammett : Si j’étais vous, Sénateur, je ne tolérerais
pas de bibliothèque du tout. »
Si le genre policier se caractérise par la collecte d’indices permettant - pour qui s’en inquiète - de donner un sens (c’est à dire quelque chose de l'ordre du général) au monde, il est de notoriété publique que le genre dit « noir » propose essentiellement des situations malaisées où des personnages perplexes se font taper sur la gueule sans jamais comprendre vraiment ce qui leur arrive...
Finalement,
personne ne sait.
Et surtout
pas le spectateur.
Il y a là de
quoi décevoir. Est décevant ce qui nous prive de ce que nous attendions. En
gros, nous voulons toujours une œuvre, c'est à dire quelque chose de plein
juste ce qu'il faut, quelque chose d'équilibré donc, quelque chose de
centripète, quelque chose qui dise ce qu'il a à dire, ni plus ni moins, quelque
chose qui impose une forme et, en conséquence, car tout est là, qui s'impose
comme forme. Le spectateur payant du spectacle cinématographique désire contre
monnaie qui sonne une œuvre qui ne trébuche pas. Ça tombe en général très bien
puisque une œuvre tente et réussit, se donne comme une œuvre, voilà tout.
Avec le Noir
c'est autre chose. Le roman policier cède la place au roman noir. Et le sens
tant espéré doit s'y chercher à tâtons. Le Noir ne fait pas œuvre. Il met en
oeuvre des forces, des énergies qu'il ne cherche pas à canaliser. Et c'est une
subversion qui est alors à l’œuvre, celle de la narration rationnelle. C'est
avec (et dans) le Noir que le cinéma quitte, subreptice, le rôle qui lui avait
été assigné dès les années 1910 : celui d'être le continuateur du roman. Avec
le Noir, les yeux du lecteur se ferment d'eux-mêmes pour qu'il puisse se
souvenir qu'aucune promesse n'avait été faite, qu'aucun contrat n'avait été
signé pour que le cinéma aille continuellement pointer au bureau des causes à
effets.
Pour vivre
une expérience, il faut fermer les yeux. S'abandonner à ce qui advient. Lâcher
prise face à ce qui est.
Le cinéma,
c'est bien connu, est un sommeil, une hypnose.
Dans le
Noir, nous pouvons de nouveau rêver.
Les yeux
grands fermés que voit-on alors?
Rien tout
d'abord. Puis, défilant à vive allure dans la lumière des phares d'une voiture,
le marquage au sol d'une route qui paraît sans fin.
"Lost
Highway" – une autoroute en forme d’anneau de Mœbius. Pas de commencement.
Pas de fin. Toujours pas d’œuvre.
Pas de place
pour l’intrigue non plus, pour l’enquête, réduite à l’état de signes plus ou moins
cinéphiliques - car le cinéma s'adresse au spectateur et à personne d'autre.
D'ailleurs les policiers sont, pratiquement, exclus du film - où ils
n’apparaissent qu’à titre folklorique - auquel ils ne peuvent rien apporter :
ils sont incapables de donner sens aux évènements, ceux-ci étant d’emblée du
vaste domaine de l'intime.
Le récit
déconnecte ainsi les liens entre les faits en proposant, à la place, une
relation excessivement sensorielle. Le Noir est fait pour la substitution.
Passe-passe. Le Noir est fait - comme le cinéma - pour la prestidigitation.
Or, en matière de magie, il s’agit moins de donner à comprendre – illusion
rassurante et policière de la maîtrise, du contrôle du sens – que de placer le
spectateur dans un état de réceptivité singulier pour participer à un processus
quasi-orgiaque : à la faveur de quelques prétextes scénaristiques
archétypaux, une dynamique se met en place, celle de l’expérience de la
débauche d’énergie.
Et que
produit cette énergie ?
Une intense
et continuelle circulation d'absolument tous les éléments de la narration. Et
chacun d'entre eux se charge alors littéralement, radicalement d'énergie, se faisant
singulier, presque autonome, acquérant une grande capacité de déplacement à
l'intérieur des scènes, des séquences, à l'échelle du film et même au-delà.
C'est là la logique du rêve et celle du cinéma. Plus de cause ou d'effet mais
de l'intensité, du déplacement, des rapprochements à la faveur de l'obscurité.
Et c'est l'ultime bastion de l'ordre qui vole en éclats et se met en mouvement
: l'identité.
On le
comprendra aisément, dans le Noir, inutile de faire œuvre puisque personne ne
pourrait l'admirer. Ne reste alors que l'expérience. Dans le Noir, rien
n'est certain, tout est expérimentation. C'est à dire ce qui est trop vide ou trop
plein, ce qui déjoue par sa recherche même le désir de sens, ce qui est
centrifuge, lieu de mélange, de rencontres, ce qui ne se soucie pas le moins du
monde de dire quelque chose et même de ce que c'est que dire, ce qui est
informe et ne cherche pas, de fait, à informer. Non une œuvre donc, mais bien
un essai.
Quelque
chose qui n'est pas là pour se montrer tel quel, mais pour se laisser traverser
par des forces qui seront, peut-être, en retour, fugitivement aperçues. C'est
ainsi que le cinéma fonctionne : machine à fixer partiellement l’éphémère.
C'est ainsi que le Noir a quelque chose de commun avec son spectateur. Lui
aussi est en proie à des énergies qui le traversent continuellement et
auxquelles il n'entend rien.
"Lost
Highway" est ainsi une quintessence de cinéma. "Lost Highway"
est une expérience. Et c'est en en faisant la nôtre qu'on devient susceptible
d'en apprendre quelque chose.
Hors de ce
travail souterrain, le film n'a rien à nous dire.
A chacun de
plonger dans "Lost Highway" pour lui-même.
Le Noir,
c’est ce qui, du singulier, reste opaque pour le
général.
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