Personne
n’est à priori prêt pour « Twin Peaks ». Car Twin Peaks n’est pas une
destination, sinon cette ville ne serait pas imaginaire. Twin Peaks est une
trajectoire. Un trajet à postériori.
« Twin
Peaks » c’est une série télévisée et un film de cinéma.
Le
second est le « prequel » de la première.
On
le pressent, quelque chose dans le corpus « Twin
Peaks » fonctionne à l’envers. D’ailleurs, il y a quelque chose dans
« Twin Peaks » qui nous arrive de loin. Peut-être de « Carnival
of souls », film de fantômes indépendant à très petit budget, tourné par
Herk Harvey en 1962 et précurseur d’un certain nombre de films fantastiques à
la destinée commerciale plus enviable, de « La nuit des morts-vivant"
(1968) de George A. Romero à « Sixième sens » (1998) de Night M.
Shyamalan. Ce « quelque chose » est difficile à définir mais peut
tout de même se situer, approximativement : entre la profondeur et la
surface. Autrement dit, et c’est là un principe fondateur du cinéma, entre le
champ et le cadre.
Concrètement,
entre la chute et la surface rapidement refermée de l’eau.
Un
cinéaste, quel qu’il soit, travaille toujours entre bi-dimensionnalité
manifeste et troisième dimension illusionniste. Ainsi, un corps de cinéma se
présente-t'-il d’abord pour ce qu’il est : une représentation, non pas
quelqu’un mais son image.
Soit
Laura Palmer, prototype de la « queen prom » américaine bon teint. Et
comme de juste, tout le monde aime Laura – corps enviable et à priori circonscrit
par des catégories simplistes – à Twin Peaks, petite ville perchée de l’état de
Washington. C’est même là qu’est le problème. Car quelqu’un a pourtant tué
l’adolescente retrouvée emballée dans une bâche au petit matin.
Une
enquête s’ouvre donc, sous l’égide du shérif Harry Truman bien vite acoquiné
avec l’agent du FBI Dale Cooper. Et qu’est-ce qu’une enquête sinon une
tentative pour donner une troisième dimension, une profondeur à une image par
définition plate – Laura reine de beauté du collège de Twin Peaks avec
meilleure amie très sage et petit copain un rien rebelle. Mais accéder à la
troisième dimension ne va jamais de soi au cinéma et cette difficulté est à
fortiori décuplée à la télévision. En effet, si le cinéma, du fait des larges dimensions
de son image, est à même de traiter avec la profondeur suggérée de l’espace, le
petit écran de la télévision lui préfère en général la simple réalité de la
platitude de l’image.
Enquête
sur une image donc. Sur la force d’une image. Voilà qui revient à investiguer
la notion même d’absence, celle de Laura qui, en n’existant plus que sous forme
d’images éparses, pèse pourtant de toute sa présence sur la série.
Si
le cinéma est bien cet art du mouvement qu’il prétend être, alors les questions
auxquelles s’affrontent les enquêteurs reviennent à se demander :
qu’est-ce que la mort met en mouvement à Twin Peaks ? Quel est ce mouvement
particulier du cinéma lui-même – reconstitué à partir de photogrammes inertes –
pour le spectateur ? Car c’est lui qui est visé, c’est bien nous qui
sommes l’enjeu en dernière instance de la mise en scène de cinéma. A travers
l’apprentissage de Dale Cooper à Twin Peaks, c’est à la fabrication d’un
spectateur qualifié qu’aspire le dispositif de la série. Mais qualifié pour
faire quoi ?
Pour
(ré)apprendre à voir sans doute, tout au long de trente épisodes, avant de
pouvoir accéder à la scène de crime, soit le film, c'est-à-dire à pouvoir la
soutenir par un regard réclamant de notre part quelque singulière qualité de
perception. Percevoir n’est pas regarder. Il s’agira d’apprendre à percer – la
surface présente – et à voir – la profondeur absente.
Car
à l’image, la profondeur est un problème. Puisque la profondeur – et c’est ce
que le cinéma s’emploie la plupart du temps à nous faire oublier – est une
illusion. Le monde du cadre et celui du champ diffèrent donc sensiblement. Ils
ne coïncident que rarement. Et lorsque cela se produit à Twin Peaks, le pire
est à craindre. C’est depuis la profondeur de champ que nous parvient la
nouvelle de la mort de Laura. La profondeur c’est le tréfond, c’est le dessous
de la trop évidente platitude matérielle de l’image télévisuelle, c’est
l’envers d’un décor ostensiblement archétypique de l’Amérique non pas profonde
mais bel et bien superficielle, celle des soap-operas et consort...
La
profondeur est ainsi une sorte de refoulé qui hante les images de « Twin
Peaks ». C'est la pulsion, le plaisir absolu de la pulsion, la jouissance,
sans limites d’aucune sorte, de la pulsion qui se donne à voir en remontant
depuis le fond du champ pour venir prendre possession du cadre, de l'image dans
son ensemble. Et ce plaisir, dans la petite société puritaine qui est ici
décrite, ne peut pas signifier autre chose que le Mal.
Cette
figure du Mal, qu'incarne dans une certaine mesure le personnage de Bob, repose
sur l'illusion de la troisième dimension. Bob remplit une fonction maléfique de
l’ordre du résidu psychique qui advient et revient depuis le fond du champ et
permet à la mort de contaminer la vie. Le cinéma peut cela car il est l’art des
fantômes, l’art de l’enregistrement de la trace résiduelle – lumineuse – des
corps.
Pour
le dire brutalement, la profondeur est ce sas par lequel le mal fait irruption.
Il est ce qui est retenu loin de la surface et qui, parfois, fait retour depuis
les profondeurs par le moyen d’un système de représentation illusionniste, pour
prendre possession du réel : le cadre garant de la simple surface, de la
pure existence des images.
En
résumé, le cinéma – entre cadre et champ, deux dimensions littérales et trois
dimensions suggérées – est le lieu de cette lutte entre enregistrement de la
vie et pouvoir mortifère de l’image.
« Carnival
of souls » et « Twin Peaks » racontent tous deux le retour dans
leur petite ville d’une jeune femme après un « accident » de
parcours. Sortie de route pour l’une, agression meurtrière dans un wagon
abandonné pour l’autre. En 1962, Ronette Pulaski, l’amie survivante de Laura
Palmer, se nomme Mary Henry mais ça ne change rien à ce qui traverse les deux
films. En effet, dans les deux cas, les corps sont avant tout des trajectoires.
Quelque chose (re)vient vers le premier plan et la profondeur de champ jette
ainsi un pont entre le spectateur et la diégèse, entre le monde réel et celui
de la fiction. Ce motif du pont, de ce qui unit deux espaces distincts, va se
voir décliné de bien des manières au fil de la série comme du film.
Ainsi la « Black Lodge » et sa
célèbre « Red Room » se présentent-elles comme une variation autour
de la figure du pont, du passage tendu entre deux mondes : Le monde manifesté
et le monde non manifesté. Les personnages de la Black Lodge sont des images
qui parasitent le réel entre manifestation du cadre c'est à dire de la surface
– le rideau rouge – et circonvolutions du champ c'est à dire la profondeur
illusionniste, le reflet, le miroir dans lequel chaque spectateur se mire sans
s'y reconnaître complètement.
Ce ne sont pas les personnages que nous voyons
dans la Loge Noire, dans la Pièce Rouge, mais les signes de ce qui fut :
éléments de passions fantomatiques, d’inquiétude, d’angoisse, de violence qui
survivent car ils n’ont pas été encore évacués et contaminent le réel.
Le tableau hyperréaliste, qui orne le mur face au lit dans la chambre de Laura, nous renvoie également à cet étrange face à face entre surface et profondeur qui caractérise l'image figurative basée sur le système perspectiviste. L'image est un miroir, l’image inverse le réel comme tous les miroirs. C’est le point d'un passage entre des dimensions différentes. C'est le lieu des renversements de perspectives.
C'est là que nous nous découvrons
pures surfaces car ce sur quoi nous renseigne le cinéma n’est pas notre
profondeur psychologique, mais notre place dans l’espace : nous sommes
tous constamment « dans » quelque chose, que l'on pourrait nommer
« milieu », et où nous sommes tous comme des plongeurs condamnés à
l'immersion permanente et promis à la noyade certaine. Notre seule décision
réside dans le choix de la surface qui nous engloutira inévitablement. La
liberté n'est rien d'autre que le choix du lieu de sa noyade.
Ainsi
sommes-nous constamment en train de nous noyer quelque part. C'est cela que
nous rappellent les personnages de cinéma, corps fragiles car littéralement
inscrits entre la surface et les profondeurs.
Le cinéma moderne – comportementaliste en
diable – nous a fait assister à une certaine évacuation de l’intériorité. Ce
cinéma a donc organisé une perte dont « Twin Peaks » prend acte,
mais, d'un autre côté, a proposé au spectateur un gain : celui d'une
extension de notre champ de noyade. La série, tout au long de ses deux saisons, a donc exploré une vaste étendue dont elle a sans cesse repoussé les limites
en lieu et place d'une profondeur psychologique qui n'est pas, en définitive,
l'affaire du regard. Il y a donc quelque chose dans l’intériorité des
personnages de cinéma qui ne regarde pas les spectateurs.
De cette superficialité ontologique, la série
et le film tirent le meilleur parti en proposant la visite d'un monde où tout
devient surface mais en élargissant tant et plus la superficie de plongée
potentielle dans le cadre de la série et en se focalisant sur ce point mouvant
de l’espace dénommé Laura Palmer dans le cadre du film de cinéma, où la jeune femme ne quitte jamais l'écran, occupe toute la surface en circulant d'un rôle à un autre (fille, élève, petite amie, adolescente martyr, maîtresse, prostituée...), en plongeants dans tous les bains identitaires. Il y a là la prise de
conscience par le cinéma du grand déménagement intellectuel contemporain, ce
mouvement qui va de la profondeur à la surface…
Pour le dire autrement, les deux objets – série
et films – entretiennent un rapport de complémentarité : la série
démultiplie l’étendue en ne travaillant que la surface et le film se concentre
sur une profondeur impossible pour le regard du spectateur qui ne saura rien
d’une intériorité que Laura Palmer ignore elle-même. Accéder au film passe ainsi
par une série qui est elle-même un pont entre deux états : celui d'un
spectateur lambda et celui d'un spectateur qualifié. Mais qualifié pour faire
quoi à la fin ?!
Pour rien. Pour enfin ne rien faire. Et surtout pas
émettre un quelconque jugement. C’est là la place du spectateur. Et cette place
est difficile à tenir. Il ne s’agit que d’être là. Il ne s’agit que d’un
exercice de présence aux côtés de celle qui, de plus en plus seule, marche avec
le feu vers son destin.
De fait, et si enquête il y a dans « Twin
Peaks », c'est le spectateur qui en est l’objet : nous enquêtons dans
la série sur notre propre faculté à accepter le film à venir c'est-à-dire à
accepter notre propre condition d'être minoré, impuissant à agir mais capable
de sauver quelque chose du cloaque terrifiant décrit par le film – vaste
cérémonie sacrificielle – par la force bienveillante de notre regard.
« Twin
Peaks », on l'aura compris, est un parcours proposé au spectateur. La
première image de la série est un reflet dans un miroir. Chaque épisode se clôt
sur la photographie de Laura Palmer. La dernière image de la série est le
reflet d’un autre personnage que celui qui se regarde dans le miroir. La série
dresse de la sorte le portrait du spectateur de cinéma. La première image du
film est un écran de télévision qui explose. La dernière image du film est la
surimpression de l’image d’un ange sur l’image de Laura Palmer. Le film définit
le cinéma comme un lieu de transcendance possible et propose au spectateur une
place qu’il peut tenir. La plus inconfortable qui soit : celle du témoin.
Et qu’y a-t-il au terme de ce parcours en
forme de reflet, de réflexion ? La conquête du premier plan pour Laura. La
conquête du premier degré pour le spectateur.
C'est ainsi le film qui permet à la série de se
défaire de la bidimensionnalité du cadre – celui de l'enquête de Dale Cooper –
pour accéder à la profondeur d'un champ – celui de l'investigation du
spectateur – qui confère enfin de l'épaisseur à l'image télévisée. Pas une
énigme donc, qui se résout, mais un mystère, qui reste entier. Celui de
l'intériorité de Laura, animal sacrificiel que nous accompagnons en fin de vie.
« Twin Peaks », en bon héritier de la modernité cinématographique, ne
réclame pas un avis, un positionnement intellectuel à son spectateur par le
regard qu'il porte sur la trajectoire tragique de Laura, mais simplement une
position physique face au film. Il s’agit pour nous de faire preuve d'empathie
et de compassion à l’égard de la jeune femme. Et cette figure de l'ange qui
apparaît tout au bout de ce continuum métaphysique que constituent la série
puis le film n'est rien d'autre que le reflet du spectateur que « Twin
Peaks » aura fabriqué et lui réapprenant l'existence et l'usage du premier
degré au cœur du règne de ce cinéma postmoderne et fin de siècle qui aura érigé
le second degré, c'est-à-dire le confort de l’émotion mise en distance, comme
espace privilégié de fictions assumées comme telles.
Or en bon film surréaliste, c’est le plus haut
degré du réel que cherche à atteindre le film « Twin Peaks ». Celui
qui ne souffre aucune protection de la part du spectateur. Celui qui souffre,
en fait.
Pour ce faire, il nous aura fallu trente épisodes d’une série
télévisée pour désapprendre à voir, faire le chemin à l’envers, remonter le
cours de la logique industrielle des images pour accéder à l’univers singulier d’un
regard en explorant toutes les formes de distanciation qui rassurent tant elles
protègent les spectateurs sophistiqués que tous nous sommes devenus des
puissances primitives et souterraines de l’image. Cela afin de nous permettre
d'accompagner Laura dans son face à face trivial avec la mort. Cela afin que
l’on puisse porter depuis la surface un regard bienveillant sur la profondeur
du Mal, un regard qui invalide ce dernier à défaut de pouvoir l’empêcher.
Laura palmer est perdue dans l’espace. Laura Palmer est
perdue dans le temps. Alors Laura Palmer choisit le lieu de sa noyade. Twin
Peaks. Et Laura Palmer se noie sous nos yeux. Et le film devient la fabrique
d'un spectateur qualifié dans l'accompagnement en fin de vie. Car personne ne
peut sauver Laura Palmer de son destin funeste. Il n’y a, à l’écran, que des
personnages – des gens qui n’existent pas – et dans la salle, que des
spectateurs – des gens qui existent dans un autre monde que celui de la jeune
femme. Aucune profondeur réelle dans tout cela. Seulement des surfaces qui nous renvoient nos images et nous séparent dans un même mouvement. C'est là l'opération basique du cinéma que de convertir la profondeur en surface. C'est sans doute pour cela que Bazin disait du western - art du plan d'ensemble et de l'inscription des corps dans l'immensité - qu'il était "le cinéma par excellence". C'est probablement pour cela aussi que cinéma pornographique - industrie du gros plan et de la concentration - échoue en grande partie à rendre compte du désir et de ses manifestations.
Il s’agit alors, pour ceux des spectateurs qui auront appris à accepter leur impuissance, pour ceux qui savent à présent - au présent - où est leur exacte place, pour ceux qui seront ainsi restés jusqu’au bout, d’assister – dans les deux sens du terme – (à) la mort de Laura Palmer. C'est là, toute la beauté du rôle du témoin : ne pas laisser l'autre mourir seul. Et être là, être l'ange, ensuite, encore, pour s'en bien souvenir. Dans les deux sens du terme.
Il s’agit alors, pour ceux des spectateurs qui auront appris à accepter leur impuissance, pour ceux qui savent à présent - au présent - où est leur exacte place, pour ceux qui seront ainsi restés jusqu’au bout, d’assister – dans les deux sens du terme – (à) la mort de Laura Palmer. C'est là, toute la beauté du rôle du témoin : ne pas laisser l'autre mourir seul. Et être là, être l'ange, ensuite, encore, pour s'en bien souvenir. Dans les deux sens du terme.
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