vendredi 7 février 2014

Twin Peaks 1990-1991 et Twin Peaks, fire walks with me 1992 de David Lynch.



Personne n’est à priori prêt pour « Twin Peaks ». Car Twin Peaks n’est pas une destination, sinon cette ville ne serait pas imaginaire. Twin Peaks est une trajectoire. Un trajet à postériori.

« Twin Peaks » c’est une série télévisée et un film de cinéma. 

Le second est le « prequel » de la première. 

On le pressent, quelque chose dans le corpus « Twin Peaks » fonctionne à l’envers. D’ailleurs, il y a quelque chose dans « Twin Peaks » qui nous arrive de loin. Peut-être de « Carnival of souls », film de fantômes indépendant à très petit budget, tourné par Herk Harvey en 1962 et précurseur d’un certain nombre de films fantastiques à la destinée commerciale plus enviable, de « La nuit des morts-vivant" (1968) de George A. Romero à « Sixième sens » (1998) de Night M. Shyamalan. Ce « quelque chose » est difficile à définir mais peut tout de même se situer, approximativement : entre la profondeur et la surface. Autrement dit, et c’est là un principe fondateur du cinéma, entre le champ et le cadre. 











Concrètement, entre la chute et la surface rapidement refermée de l’eau.

Un cinéaste, quel qu’il soit, travaille toujours entre bi-dimensionnalité manifeste et troisième dimension illusionniste. Ainsi, un corps de cinéma se présente-t'-il d’abord pour ce qu’il est : une représentation, non pas quelqu’un mais son image. 

Soit Laura Palmer, prototype de la « queen prom » américaine bon teint. Et comme de juste, tout le monde aime Laura – corps enviable et à priori circonscrit par des catégories simplistes – à Twin Peaks, petite ville perchée de l’état de Washington. C’est même là qu’est le problème. Car quelqu’un a pourtant tué l’adolescente retrouvée emballée dans une bâche au petit matin.

Une enquête s’ouvre donc, sous l’égide du shérif Harry Truman bien vite acoquiné avec l’agent du FBI Dale Cooper. Et qu’est-ce qu’une enquête sinon une tentative pour donner une troisième dimension, une profondeur à une image par définition plate – Laura reine de beauté du collège de Twin Peaks avec meilleure amie très sage et petit copain un rien rebelle. Mais accéder à la troisième dimension ne va jamais de soi au cinéma et cette difficulté est à fortiori décuplée à la télévision. En effet, si le cinéma, du fait des larges dimensions de son image, est à même de traiter avec la profondeur suggérée de l’espace, le petit écran de la télévision lui préfère en général la simple réalité de la platitude de l’image. 

Enquête sur une image donc. Sur la force d’une image. Voilà qui revient à investiguer la notion même d’absence, celle de Laura qui, en n’existant plus que sous forme d’images éparses, pèse pourtant de toute sa présence sur la série.
Si le cinéma est bien cet art du mouvement qu’il prétend être, alors les questions auxquelles s’affrontent les enquêteurs reviennent à se demander : qu’est-ce que la mort met en mouvement à Twin Peaks ? Quel est ce mouvement particulier du cinéma lui-même – reconstitué à partir de photogrammes inertes – pour le spectateur ? Car c’est lui qui est visé, c’est bien nous qui sommes l’enjeu en dernière instance de la mise en scène de cinéma. A travers l’apprentissage de Dale Cooper à Twin Peaks, c’est à la fabrication d’un spectateur qualifié qu’aspire le dispositif de la série. Mais qualifié pour faire quoi ?  







Pour (ré)apprendre à voir sans doute, tout au long de trente épisodes, avant de pouvoir accéder à la scène de crime, soit le film, c'est-à-dire à pouvoir la soutenir par un regard réclamant de notre part quelque singulière qualité de perception. Percevoir n’est pas regarder. Il s’agira d’apprendre à percer – la surface présente – et à voir – la profondeur absente.
Car à l’image, la profondeur est un problème. Puisque la profondeur – et c’est ce que le cinéma s’emploie la plupart du temps à nous faire oublier – est une illusion. Le monde du cadre et celui du champ diffèrent donc sensiblement. Ils ne coïncident que rarement. Et lorsque cela se produit à Twin Peaks, le pire est à craindre. C’est depuis la profondeur de champ que nous parvient la nouvelle de la mort de Laura. La profondeur c’est le tréfond, c’est le dessous de la trop évidente platitude matérielle de l’image télévisuelle, c’est l’envers d’un décor ostensiblement archétypique de l’Amérique non pas profonde mais bel et bien superficielle, celle des soap-operas et consort...







La profondeur est ainsi une sorte de refoulé qui hante les images de « Twin Peaks ». C'est la pulsion, le plaisir absolu de la pulsion, la jouissance, sans limites d’aucune sorte, de la pulsion qui se donne à voir en remontant depuis le fond du champ pour venir prendre possession du cadre, de l'image dans son ensemble. Et ce plaisir, dans la petite société puritaine qui est ici décrite, ne peut pas signifier autre chose que le Mal.


























Cette figure du Mal, qu'incarne dans une certaine mesure le personnage de Bob, repose sur l'illusion de la troisième dimension. Bob remplit une fonction maléfique de l’ordre du résidu psychique qui advient et revient depuis le fond du champ et permet à la mort de contaminer la vie. Le cinéma peut cela car il est l’art des fantômes, l’art de l’enregistrement de la trace résiduelle – lumineuse – des corps.
Pour le dire brutalement, la profondeur est ce sas par lequel le mal fait irruption. Il est ce qui est retenu loin de la surface et qui, parfois, fait retour depuis les profondeurs par le moyen d’un système de représentation illusionniste, pour prendre possession du réel : le cadre garant de la simple surface, de la pure existence des images.
En résumé, le cinéma – entre cadre et champ, deux dimensions littérales et trois dimensions suggérées – est le lieu de cette lutte entre enregistrement de la vie et pouvoir mortifère de l’image.




« Carnival of souls » et « Twin Peaks » racontent tous deux le retour dans leur petite ville d’une jeune femme après un « accident » de parcours. Sortie de route pour l’une, agression meurtrière dans un wagon abandonné pour l’autre. En 1962, Ronette Pulaski, l’amie survivante de Laura Palmer, se nomme Mary Henry mais ça ne change rien à ce qui traverse les deux films. En effet, dans les deux cas, les corps sont avant tout des trajectoires. Quelque chose (re)vient vers le premier plan et la profondeur de champ jette ainsi un pont entre le spectateur et la diégèse, entre le monde réel et celui de la fiction. Ce motif du pont, de ce qui unit deux espaces distincts, va se voir décliné de bien des manières au fil de la série comme du film.






Ainsi la « Black Lodge » et sa célèbre « Red Room » se présentent-elles comme une variation autour de la figure du pont, du passage tendu entre deux mondes : Le monde manifesté et le monde non manifesté. Les personnages de la Black Lodge sont des images qui parasitent le réel entre manifestation du cadre c'est à dire de la surface – le rideau rouge – et circonvolutions du champ c'est à dire la profondeur illusionniste, le reflet, le miroir dans lequel chaque spectateur se mire sans s'y reconnaître complètement.

Ce ne sont pas les personnages que nous voyons dans la Loge Noire, dans la Pièce Rouge, mais les signes de ce qui fut : éléments de passions fantomatiques, d’inquiétude, d’angoisse, de violence qui survivent car ils n’ont pas été encore évacués et contaminent le réel.






Le tableau hyperréaliste, qui orne le mur face au lit dans la chambre de Laura, nous renvoie également à cet étrange face à face entre surface et profondeur qui caractérise l'image figurative basée sur le système perspectiviste. L'image est un miroir, l’image inverse le réel comme tous les miroirs. C’est le point d'un passage entre des dimensions différentes. C'est le lieu des renversements de perspectives.






C'est là que nous nous découvrons pures surfaces car ce sur quoi nous renseigne le cinéma n’est pas notre profondeur psychologique, mais notre place dans l’espace : nous sommes tous constamment « dans » quelque chose, que l'on pourrait nommer « milieu », et où nous sommes tous comme des plongeurs condamnés à l'immersion permanente et promis à la noyade certaine. Notre seule décision réside dans le choix de la surface qui nous engloutira inévitablement. La liberté n'est rien d'autre que le choix du lieu de sa noyade.

Ainsi sommes-nous constamment en train de nous noyer quelque part. C'est cela que nous rappellent les personnages de cinéma, corps fragiles car littéralement inscrits entre la surface et les profondeurs.
Le cinéma moderne – comportementaliste en diable – nous a fait assister à une certaine évacuation de l’intériorité. Ce cinéma a donc organisé une perte dont « Twin Peaks » prend acte, mais, d'un autre côté, a proposé au spectateur un gain : celui d'une extension de notre champ de noyade. La série, tout au long de ses deux saisons, a donc exploré une vaste étendue dont elle a sans cesse repoussé les limites en lieu et place d'une profondeur psychologique qui n'est pas, en définitive, l'affaire du regard. Il y a donc quelque chose dans l’intériorité des personnages de cinéma qui ne regarde pas les spectateurs.  

De cette superficialité ontologique, la série et le film tirent le meilleur parti en proposant la visite d'un monde où tout devient surface mais en élargissant tant et plus la superficie de plongée potentielle dans le cadre de la série et en se focalisant sur ce point mouvant de l’espace dénommé Laura Palmer dans le cadre du film de cinéma, où la jeune femme ne quitte jamais l'écran, occupe toute la surface en circulant d'un rôle à un autre (fille, élève, petite amie, adolescente martyr, maîtresse, prostituée...), en plongeants dans tous les bains identitaires. Il y a là la prise de conscience par le cinéma du grand déménagement intellectuel contemporain, ce mouvement qui va de la profondeur à la surface…

Pour le dire autrement, les deux objets – série et films – entretiennent un rapport de complémentarité : la série démultiplie l’étendue en ne travaillant que la surface et le film se concentre sur une profondeur impossible pour le regard du spectateur qui ne saura rien d’une intériorité que Laura Palmer ignore elle-même. Accéder au film passe ainsi par une série qui est elle-même un pont entre deux états : celui d'un spectateur lambda et celui d'un spectateur qualifié. Mais qualifié pour faire quoi à la fin ?!

Pour rien. Pour enfin ne rien faire. Et surtout pas émettre un quelconque jugement. C’est là la place du spectateur. Et cette place est difficile à tenir. Il ne s’agit que d’être là. Il ne s’agit que d’un exercice de présence aux côtés de celle qui, de plus en plus seule, marche avec le feu vers son destin.

De fait, et si enquête il y a dans « Twin Peaks », c'est le spectateur qui en est l’objet : nous enquêtons dans la série sur notre propre faculté à accepter le film à venir c'est-à-dire à accepter notre propre condition d'être minoré, impuissant à agir mais capable de sauver quelque chose du cloaque terrifiant décrit par le film – vaste cérémonie sacrificielle – par la force bienveillante de notre regard.












« Twin Peaks », on l'aura compris, est un parcours proposé au spectateur. La première image de la série est un reflet dans un miroir. Chaque épisode se clôt sur la photographie de Laura Palmer. La dernière image de la série est le reflet d’un autre personnage que celui qui se regarde dans le miroir. La série dresse de la sorte le portrait du spectateur de cinéma. La première image du film est un écran de télévision qui explose. La dernière image du film est la surimpression de l’image d’un ange sur l’image de Laura Palmer. Le film définit le cinéma comme un lieu de transcendance possible et propose au spectateur une place qu’il peut tenir. La plus inconfortable qui soit : celle du témoin.
Et qu’y a-t-il au terme de ce parcours en forme de reflet, de réflexion ? La conquête du premier plan pour Laura. La conquête du premier degré pour le spectateur.

C'est ainsi le film qui permet à la série de se défaire de la bidimensionnalité du cadre – celui de l'enquête de Dale Cooper – pour accéder à la profondeur d'un champ – celui de l'investigation du spectateur – qui confère enfin de l'épaisseur à l'image télévisée. Pas une énigme donc, qui se résout, mais un mystère, qui reste entier. Celui de l'intériorité de Laura, animal sacrificiel que nous accompagnons en fin de vie. « Twin Peaks », en bon héritier de la modernité cinématographique, ne réclame pas un avis, un positionnement intellectuel à son spectateur par le regard qu'il porte sur la trajectoire tragique de Laura, mais simplement une position physique face au film. Il s’agit pour nous de faire preuve d'empathie et de compassion à l’égard de la jeune femme. Et cette figure de l'ange qui apparaît tout au bout de ce continuum métaphysique que constituent la série puis le film n'est rien d'autre que le reflet du spectateur que « Twin Peaks » aura fabriqué et lui réapprenant l'existence et l'usage du premier degré au cœur du règne de ce cinéma postmoderne et fin de siècle qui aura érigé le second degré, c'est-à-dire le confort de l’émotion mise en distance, comme espace privilégié de fictions assumées comme telles.

Or en bon film surréaliste, c’est le plus haut degré du réel que cherche à atteindre le film « Twin Peaks ». Celui qui ne souffre aucune protection de la part du spectateur. Celui qui souffre, en fait.

Pour ce faire, il nous aura fallu trente épisodes d’une série télévisée pour désapprendre à voir, faire le chemin à l’envers, remonter le cours de la logique industrielle des images pour accéder à l’univers singulier d’un regard en explorant toutes les formes de distanciation qui rassurent tant elles protègent les spectateurs sophistiqués que tous nous sommes devenus des puissances primitives et souterraines de l’image. Cela afin de nous permettre d'accompagner Laura dans son face à face trivial avec la mort. Cela afin que l’on puisse porter depuis la surface un regard bienveillant sur la profondeur du Mal, un regard qui invalide ce dernier à défaut de pouvoir l’empêcher. 




Laura palmer est perdue dans l’espace. Laura Palmer est perdue dans le temps. Alors Laura Palmer choisit le lieu de sa noyade. Twin Peaks. Et Laura Palmer se noie sous nos yeux. Et le film devient la fabrique d'un spectateur qualifié dans l'accompagnement en fin de vie. Car personne ne peut sauver Laura Palmer de son destin funeste. Il n’y a, à l’écran, que des personnages – des gens qui n’existent pas – et dans la salle, que des spectateurs – des gens qui existent dans un autre monde que celui de la jeune femme. Aucune profondeur réelle dans tout cela. Seulement des surfaces qui nous renvoient nos images et nous séparent dans un même mouvement. C'est là l'opération basique du cinéma que de convertir la profondeur en surface. C'est sans doute pour cela que Bazin disait du western - art du plan d'ensemble et de l'inscription des corps dans l'immensité - qu'il était "le cinéma par excellence". C'est probablement pour cela aussi que cinéma pornographique - industrie du gros plan et de la concentration - échoue en grande partie à rendre compte du désir et de ses manifestations.

Il s’agit alors, pour ceux des spectateurs qui auront appris à accepter leur impuissance, pour ceux qui savent à présent - au présent - où est leur exacte place, pour ceux qui seront ainsi restés jusqu’au bout, d’assister – dans les deux sens du terme – (à) la mort de Laura Palmer. C'est là, toute la beauté du rôle du témoin : ne pas laisser l'autre mourir seul. Et être là, être l'ange, ensuite, encore, pour s'en bien souvenir. Dans les deux sens du terme.




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