mercredi 3 septembre 2014

Black narcissus (Le narcisse noir) 1947 de Mickael Powell.

Disons-le d'emblée et à la suite de Serge Daney : la passion du cinéma - cinéphilie ou cinéphagie - est à l'échelle d'une vie un évènement étroitement lié à l'enfance. On est un peu cinéphile de naissance. Quant on le devient sur le tard, il y a toujours plus ou moins une logique d'instrumentalisation qui préside à cela. Le rapport universitaire au cinéma en est un exemple flagrant : venir au cinéma grâce à Bergman ou Dumont me semble tout à fait digne d'intérêt - cela va sans dire - mais signifie qu'une vaste impasse aura été faite sur Michael Curtiz ou Michael Powell pour n'en citer que deux. En d'autres termes, que le cinéma sera une chose plus sérieuse que fascinante ou ludique, qu'on n' aura jamais été un spectateur primitif, l'un de ces spectateurs des premiers temps... de notre vie. Car la cinéphilie, celle de l'enfance, garde toujours le goût du divertissement et de la plaisanterie purs dénués de toute prétention artistique. Voilà qui impacte fort la psyché, croyez-moi. Car voilà qui permet une décharge tout à fait conséquente du poids du réel : le cinéma c'est la liberté de penser et de ressentir ce que l'on veut en dépit de toutes les contradictions, au-delà de toutes les obligations, ce qui, pour un enfant, n'a pas de prix.

Par exemple, découvrir "Le narcisse noir" à 12 ans ou à 25 ça n'est pas la même chose. A 12 ans, le film frappe l'imaginaire au-delà de toutes mesures et nous procure pour toujours d’entêtantes images. Or les choses qui nous sont offertes pour toujours au cours d'une vie ne sont pas si nombreuses que cela si l'on y réfléchit un peu. 

Parmi ces images, il y a la célèbre plongée au-dessus du monastère. Elle est impossible à oublier. Elle est impossible à oublier parce qu'il s'agit justement d'une image impossible. Ce qui, en termes cinématographiques, signifie que nous avons affaire à un point de vue impossible. Autrement dit, c'est une image que personne ne peut voir. A part le spectateur et... Dieu ?!


Car, en définitive, c'est bien de cela qu'il s'agit: du point de vue de Dieu. En voilà une nouveauté qui n'apparaît à l'échelle de l'espèce humaine qu'au 18ème siècle, à la faveur du premier vol aérostatique, à Annonay; le 4 juin 1783; Un évènement largement aussi décisif que l'arrivée d'un train en gare de La Ciotat. Longtemps avant le train, il y eut la montgolfière. Avant la montgolfière, pas de point de vue de la terre vue du ciel. Or ce point de vue-là propose la décharge absolue du poids du réel dans la mesure où il n'est que contemplation pure de la simple et vaste surface des choses. On le diffusa bien vite à travers l'Europe sous forme de gravures. Et chacun s'y projeta comme bon lui sembla.

On le sait, le cinéma va rapidement après son apparition, prolonger le roman populaire. En cela, il sera souvent peu considéré par les tenants du champ littéraire tant il décharge même les lecteurs devenus spectateurs du poids de produire eux-mêmes leurs propres images. De fait, le cinéma c'est en quelque sorte l'oubli pur. On oublie jusqu'au poids de son propre corps dans un plan tel que celui qui domine le monastère du film de Michael Powell. Et ce point de vue-là est une drogue. Une drogue optique. Une drogue qu'on recherchera à nouveau, comme toutes les drogues, dans d'autres films. Des films qui auront beaucoup en commun alors même que leurs scenarii, leurs systèmes de production ou leurs époques respectives diffèreront totalement.

Dès l'enfance, on saisira inconsciemment l'essentiel concernant le cinéma : qu'il s'agit d'un phénomène vertical et que les plus grand films s'inscriront entre ciel et terre pour proposer au spectateur une place de choix au bord du gouffre. Le cinéma c'est le vertige. C'est lorsqu'il nous y confronte qu'il atteint probablement son but ultime : produire le possible de la décharge maximum du poids de la réalité.



Ainsi, on s'en doute, la place du spectateur n'est pas sans danger dans le dispositif cinématographique. C'est là une rupture forte dans l'histoire de l'art. Jamais une telle quantité de regards n'avait été induite par une œuvre. Disons que le cinéma c'est la fixation. Ajoutons qu'alors la cinéphilie c'est obsessionnel. Il y a là un fort pouvoir hypnotique qui se situe davantage du côté des puissances du cinéma que du côté de son usage narratif. 


La fixation défait le travail de mémorisation et de réinvention de ce que nous voyons dans la réalité et nous laisse ainsi prisonnier de l'image à fort effet de réel qu'impose le cinéma.

Tout vrai cinéaste travaille cette idée-là ou a, pour le moins, cette idée-là en tête lorsqu'il travaille. A commencer par Alfred Hitchcock, le réalisateur de "Sueurs froides", l'homme qui aura bâti pratiquement une carrière entière sur la verticalité et sur le vertigineux rapport du spectateur aux images. Ce rapport-là, engendrera ainsi un nouveau spectateur - et donc un homme nouveau défini par une nouvelle perception du monde - par l'accès via le cinéma - medium qui fera basculer l'art du 20ème siècle dans la Modernité comme la science avait pu le faire avec Copernic quelques siècles auparavant - aux points de vue impossibles, en exprimant au passage en un troublant effet-miroir une métaphysique ancienne.




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