J’ai vu pour la première fois « Un
homme est passé » à la télévision. Un soir d’enfance. J'ai depuis revu
ce magnifique monument de poussière et de pesanteur érigé aux victimes anonymes de l'Histoire avec constance et régularité. Je revois « Un homme est passé » une
fois par an en vérité. En vérité et en moyenne. Qu’en dire de plus ? Sans
doute que c’est une bonne histoire.
C’est une histoire de cinéma. C’est
donc l’histoire de l’arrivée d’un train en gare. C’est même l’histoire d’un
arrêt inattendu puisqu’à Black Rock – ville-fantôme perdue dans le désert d’Arizona
– aucun train de s’arrête jamais. C’est l’histoire d’un trajet, d’une
trajectoire qui s’interrompt, puis qui reprend. En fait, c’est un road-movie dont
nous ne verrons qu’une étape. C’est l’histoire d’un personnage qui revient d’Italie
et va en Amérique du Sud. C’est l’histoire d’un revenant qui veut se retirer du
monde. C'est l'histoire d'un type qui ne peut pas se croiser les bras en crânant. C’est l’histoire d’un samouraï vêtu comme un citoyen lambda. C’est l’histoire
d’une bande de cow-boys qui n’attendent plus rien du matin au soir et du soir
au matin. C'est une histoire du jour et de la nuit, du soleil écrasant et de l'ombre propice. C’est l’histoire d’un train qui vient du Japon, est passé par la
Chine et s’en retournera bientôt au pays du soleil levant, après cet étrange
détour par Black Rock au cœur des États-Unis d’Amérique, par une mauvaise journée d'été.
Neuf ans se sont écoulés depuis
la fin de la seconde guerre mondiale lorsque John Sturges réalise un film dont
l’action se situe seulement deux mois après la fin du conflit. Donc nous sommes
en 1945. Et le train s’arrête à Black Rock. Et Spencer Tracy descend du train.
Et il lui manque un bras. Et les gens de Black Rock refusent de lui répondre
lorsqu’il demande après un certain Komako, un fermier japonais censé résider
non loin de la petite bourgade. Et les gens de Black Rock sont presque tous des
hommes à une exception près. Et un désert de sable et de cailloux entoure la
ville. Et tout n’est que sécheresse, aridité, stérilité. Et il fait chaud. Et
Black Rock agonise comme une ville assiégée.
De l’état de siège, le film nous
dit tout : comment s’assoit un homme, comment ils s’assoient tous. Car
tous autant qu’ils sont, aussi debout qu’ils ont pu se tenir jadis, ils vivent
à présent assis, massés en ramassis sur le perron du seul hôtel de la ville ou
reclus dans son hall avec leur arrogance commune – ô combien – pour seule issue.
De secours, ils n’en attendent plus. Pas plus d’or que d’eau à Black Rock, et
de pétrole non plus. Et Spencer Tracy, ce manchot endimanché, qui ne veut
toujours pas s’en aller. C’est la plaie ce type-là. Littéralement. C’est lui, l’ancien
combattant mutilé, l’homme amoindri, qui fume et conduit d’une même main
assurée, lui, qui les terrifie tous. Parce qu’il existe. Parce qu’il est là. Il
est la faculté d’adaptation faite homme, là où ne poussent que des monolithes à
la virilité malmenée par la misère, la pauvreté, l’inutilité et l’ennui. Et
plus on le provoque, moins il cède à la colère. Et quand il finit par frapper,
ce n’est que pour se défendre en un étrange mélange d’arts martiaux qui donne
le sentiment pathétique que c’est leur propre haine qui se retourne contre les
hommes de Black Rock où la peur de l’étranger est le seul ferment du peuple.
Pourquoi le cinéma américain
prend-t-il encore une fois le train au mi-temps des années 50, si ce n’est pour
prendre du même élan des nouvelles du peuple. Et les nouvelles sont très mauvaises.
Ryan, Marvin, Borgnine donnent le sentiment d’être une interminable chaîne
faite de chaînons manquants entre le western classique et le terrible « Délivrance »
de John Boorman. Pour Spencer Tracy, le
récit prend d’ailleurs, in-extremis, la forme d’un « survival », ce
genre qui n’existe pas encore en 1954, mais qui scellera le destin de la
représentation d’une population rurale de plus en plus inquiétante, là où, jadis,
Ford ou Capra savaient encore la fédérer et la fêter. Là, ici, maintenant –
puisque le langage cinéma se conjugue toujours au présent – c’est la peur qui
les tient tous au ventre. Une peur qui vient d’il y a longtemps, puisque le
cinéma c’est avant tout l’art des fantômes, l’art propice à faire revenir
inlassablement les morts, l’art des acteurs depuis longtemps décédés dont de
vieux films gardent à jamais la trace impressionnée, impressionnante. « Bad
day at Black Rock » est un vieux film puisque le cinéma, c’est comme ça et
pas autrement, c’est du présent à tout va. Alors pour qui fait ce constat, mettre
en scène c’est assumer cette tension, cette torsion entre l’éternel présent du
récit cinématographique et ce qui vient le travailler au corps : ce corps précisément
manquant, cette dépouille qu’on ne verra jamais, qui, du jour au lendemain, disparaît,
celui de l’autre, de Monsieur Komako, c’est-à-dire du seul japonais dans l’environnement
proche d’une bande de réformés de la première heure, des fameux combattants de
l’arrière, du bataillon des inutiles.
Et alors chaque ville est une
ville-fantôme. Et aussi chaque hôtel est un hôtel hanté. Et enfin c’est l’histoire
de l’Amérique qui refait surface, celles des pionniers devenus lyncheurs parce
que Pearl Harbor quand même, parce qu’on n’a pas pu s’engager, parce qu’il
faut bien soigner sa virilité blessée. Et que font-ils ces oubliés de l’Histoire
en marche qui crèvent tous d’immobilité ? Ils arrêtent la circulation :
celle du corps humain comme du corps social. Eh puis quoi ensuite ?
Ensuite il y a ce manchot qui descend d’un train qui n’est pas censé s’arrêter.
Ensuite ce type est une insoluble question : comment peut-on tout à la
fois être diminué et invulnérable ? On avait pourtant prévenu : pas
de manchot dans notre armée !
Alors c’est sûr, les hommes, les
vrais, sont agacés. Parce que le type à la main dans la poche se bat pour une
cause perdue d’avance, parce que sa technique de combat est inédite, parce qu’elle est
adaptée à son handicap, parce que, parce que, parce que. Parce que ce gars-là
est vivant. Et que sa seule présence les fait se sentir plus morts que cet
étranger qu’ils ont lynché. Parce que ce qui est beau chez ce type qui aime « les
bridés » c’est qu’il permet à nouveau au monde de circuler. Dans le film,
il vient d’Italie. De la campagne. Mais pas de la campagne italienne, non. De
la campagne d’Italie. C’est là qu’il a fait connaissance du Japon. C’est comme
ça. C’était la guerre mondialisée. Et ce Japon s’exprime par son corps d’Américain
bon teint, par son calme et par sa manière de se servir de la force de l’autre,
celui qui se veut l’adversaire parce que sinon il n’y a plus rien. Et John
Sturges, avec le corps inattendu de Spencer Tracy, propage un mythe à la peau
dure en Orient : la figure du sabreur manchot. Et c’est amusant car cette
même année 1954, Akira Kurosawa met en scène « Les sept samouraïs »
que Sturges adaptera six ans plus tard sous le titre des « Sept
mercenaires ». D’un monde à l’autre, ça communique quoi qu’en pensent les
hommes de Black Rock. Et c’est encore plus drôle de songer que Yang Guo, le
fameux sabreur manchot chinois des romans wu xia de la fin des années 50 écrits
par Jing Yong apparaît déjà au Japon dès 1927 sous le nom de Tange Sazen. Jusqu’à
la mythique trilogie du « one-armed swordsman » de Chang Cheh
réalisée entre 1967 et 1971.
On peut se poser bien des
questions à propos de « Bad day at Black Rock » : est-ce une
allégorie du MacCarthysme tant la petite ville prive de leur liberté
élémentaire ses habitants ? Doit-on y voir une allusion à Hiroshima et
Nagasaki puisque la ferme de monsieur Komako est retrouvée entièrement calcinée ? Nous parle-t-on d’une Amérique réactionnaire qui doit évoluer avec son temps
sous peine de disparaître tant la figure du cow-boy est ici malmenée par celle
du simple citoyen incarné par Spencer Tracy ? Est-ce le film de la réconciliation
voulue par les américains avec leurs anciens adversaires nippons ? Autant
de questions sans doute pertinentes qui finissent toutes par trouver une réponse
dans le simple constat que le mobile chambara – le film de sabre japonais – vient
à Black Rock rendre une visite de courtoisie au western tout amidonné dans le
seul but d’entretenir une circulation culturelle indispensable à toute
civilisation désireuse de ne pas mourir de suite.
A la fin du film, le train s’arrête
de nouveau à Black Rock, pour emmener son sabreur manchot vers d’autres
horizons – de « L’empire contre-attaque » d’Irwin Kershner en 1980 au
mythique « The blade » de Tsui Hark en 1995. Jamais plus nous n'aurons à faire à la lourde silhouette de Spencer Tracy, lourde du poids de l'Histoire. A chaque reprise de l'histoire du sabreur manchot il lui faudra gagner en vélocité, devenir plus aérien, pour que le cinéma puisse injecter toujours plus d'apesanteur fictionnelle dans la pesanteur du réel, qui est et demeure peu ou prou son cadre et sa grande question, ce par rapport à quoi toujours il se détermine.
Au cinéma – disait Roland Barthes
– on ne peut pas dire « un homme passe ». L’image détaille tout.
Comprenez que l’image détaille trop. Que peut alors ajouter le
spectateur, déchargé du devoir du lecteur de produire ses propres images ?
J’étais étudiant lorsque j’ai lu Barthes. Je découvrais, au présent et à vingt
ans révolus, que le cinéma ne pouvait pas dire « un homme passe »
mais je savais, au passé composé de mille et une figures et depuis l’âge de dix
ans, qu’au cinéma on pouvait dire sans honte : « Un homme est
passé ».
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