vendredi 31 janvier 2014

Rear window (Fenêtre sur cour) 1954 d'Alfred Hitchcock.





Qu'est-ce qu'un spectateur de cinéma ? Un spectateur de cinéma est un être minoré. Et volontairement, de surcroît. En échange d'une somme plus ou moins modique, le spectateur de cinéma accepte un étrange contrat : renoncer à ses capacités motrices ainsi qu'à trois de ses cinq sens.




Il existe, on le voit, une communauté de destin entre personnage et spectateur : l'un et l'autre sont prisonniers dans leurs fauteuils respectifs, du cadre ou de la salle, l'un et l'autre sont soumis à une force centrifuge. Mettre en scène est un combat contre des forces physiques paralysantes. Mettre en scène est un combat en faveur de la libre circulation de personnages qui, à l'aube du cinéma, étaient condamnés à subir la loi du cadre. Les vues d'Auguste et Louis Lumière ou les tableaux de Georges Méliès étaient clos sur eux-mêmes. De cette immobilité originelle, héritée de la peinture et de la photographie, le cinéma garde la marque durable : espaces sur-cadrés, personnages sujets à diverses formes d'enfermement ou d'entraves, comme autant de papillons épinglés par le pouvoir mortifère de l'image.


Lorsqu'il va se constituer en langage, le cinéma, art du mouvement – c'est bien-là sa spécificité et son honneur – va se concentrer sur un but essentiel, esthétique et politique : permettre, organiser et pérenniser des dynamiques humaines. Échapper au cadre, cinématographique ou social, c'est échapper au rôle déterminé par avance, c'est conserver la capacité de se déplacer au sein de structures aliénantes et immobilisantes dont le cadre est la figure tutélaire.

Si, pour le personnage, la dynamique s'avère concrète à l'intérieur de la diégèse, de l'histoire qui nous est proposée, pour le spectateur ce mouvement prend la forme d'un transfert. De quoi s'agit-il sinon de se projeter dans un autre corps. Dans « Fenêtre sur cour »,  Lisa Fremont devient donc – in fine –, pour la figure de spectateur que représente Jeffries, une sorte d'avatar – un corps de substitution qui va lui permettre de se déplacer dans l'écran constitué par la fenêtre de son voisin d'en face, écran sur lequel le personnage projette une fiction criminelle –  un meurtre a-t-il ou non eu lieu dans le cadre de cet appartement ? – plutôt que de s'intéresser à sa propre existence et au mariage prochain que lui propose la jeune femme avec une insistance habile. Et ce n'est qu'en se coulant dans le fantasme de mort de l'être aimé que Lisa parviendra à faire valoir ses sentiments amoureux.









Il y a dans cette manière de projection du corps immobile dans une forme dynamique quelque chose qui annonce, au mi-temps des années 1950, le dispositif du jeu vidéo en accomplissant déjà le trajet de l'identification à l'immersion pure et simple...


S'immerger dans l'ailleurs (fût-ce simplement de l'autre côté de la cour), pour oublier le poids de sa propre vie, pour plonger dans celle de l'autre, voilà le but de tout spectateur de film. Le cinéma joue, pour nous tous, ce rôle émancipateur. Il est le moyen de la fuite, de l'évasion hors de notre propre cadre de vie. Et pour cela, il se doit d'entretenir une circulation entre des plans qui, tous autant qu'ils sont, enferment les différents protagonistes dans des logiques inexorables. Ce sont, les différentes fenêtres de l'arrière cour où sont rendus visibles les différents moments de l'amour – solitude et tentation du suicide, romantisme sublimée dans la musique, vie de famille, jeunes mariés insatiables, pin-up désinhibée, mariage qui tourne à la tragédie meurtrière... Ce petit théâtre des configurations variables du désir aidera Jeffries, au bout du compte, à accepter son sort : passer du célibat au mariage, d'un enfermement l'autre, d'une jambe cassée aux deux jambes plâtrées...

Qu'est-ce que mettre-en-scène alors, si ce n'est fabriquer un spectateur à l'aide d'un récit et de personnages plus ou moins fictifs. C'est en 2009 que le film d'Alfred Hitchcock, réalisé en 1954, trouvera son point d'accomplissement. « Avatar » fusionne en effet les personnages de Jeffries et de Lisa en une seule et même entité. Soi-même et l'Autre réunis dans un même corps pour produire un authentique miracle : faire marcher, courir, bondir un paralytique. Mettre en scène c'est alors lutter jusqu'au prodige pour échapper à la pesanteur du monde et à la force centrifuge du cadre. Ce n'est qu'à partir du mouvement retrouvé, de cette décharge du poids d'un corps inerte que le scénario lui a jusque là assigné, que le marine Jack Sully pourra sortir du rôle d'espion, de pur voyeur, que l'armée – cadre social radicalisé – l'oblige à tenir dès le départ. « Avatar » ne raconte rien d'autre en définitive que la révolte d'un personnage contre un cadre trop restrictif, contre un scénario de la conquête qui ne lui convient pas et auquel il préférera celui de la compréhension de l'Autre, c'est-à-dire de cette posture qui consiste, étymologiquement, à prendre l'Autre -littéralement ici – avec soi.













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