On pourra causer scénario et message,
psychologie des personnages ou je ne sais quel autre marronnier, il n’en
restera pas moins que le cinéma n’a pas grand-chose à voir avec tout ça. On
pourra faire tous les procès au cinéma commercial. On pourra même faire le
blasé face aux effets spatiaux du blockbuster de fin d’année, il n’empêche qu’on
est avec « gravité » face à la raison même de pourquoi nous allons au
« ciné ».
Une petite redescente sur terre s’impose
alors. Doublée d’un petit retour vers le passé. Tout ça pour bien réaliser que
la rencontre entre le vol spatial et le cinématographe est pour tout dire
inévitable dans la mesure où notre ami le cinéma, notre bon ami du samedi ou du
dimanche après-midi, incarne quelque chose de cette pulsion vers le haut, vers
la décharge que nous cherchons, à laquelle tous nous aspirons, du poids
insupportable de la réalité.
Un philosophe, Peter Sloterdijk, s'est intéressé à tout ça. "Tout ça" c'est le pouvoir du cinéma ou comment l'illusion est en affaire avec le réel. "Tout ça" c'est un poids sous l'apparence de son absence. Et ce poids-là, c’est ce que les
rois du 17ème siècle ont dénommé le « poids du monde ».
Celui qu’on a sur les épaules et dont il faut bien se plaindre – c’est humain
et c’est nécessaire – pour pouvoir le supporter. L’art de se plaindre de sa
fonction – car ça en est un – est ainsi descendu, au fil des révolutions et des
circonvolutions de l’Histoire, des rois à l’aristocratie, de l’aristocratie à
la bourgeoisie et de la bourgeoisie au prolétariat. Sans doute la véritable
démocratie est-elle dans la plainte, enfin généralisée, du poids d’une vie trop
lourde dont il faut bien se décharger de temps à autre.
A ce stade et pour le
prolétariat, la réponse logique c’est le cinéma : une machine de rêve, c’est-à-dire
un possible, une possibilité de décharge à portée de tout le monde. Pourquoi ?
Parce qu’au cinéma, on a tous les droits. Comme celui de rire du bon père de
famille qui glisse sur la chaussée devant ses cinq enfants médusés. Parce que
le cinéma c’est l’entre-deux – ombre et lumière, vérités et mensonges, croyance
et doute, fictions et documentaires. Et dans cet entre-deux parallèle à notre
réel, personne n’est obligé de se positionner. On peut simplement s’y cacher
pour observer sans jamais rien décider. Le cinéma primitif a montré cela
clairement : l’évasion pure, la plaisanterie non diluée, la joie
concentrée d’échapper aux lois du sol. Et surtout, surtout, l’absence absolue
de prétention artistique tout en manifestant en même temps cette tendance à la
décharge de toutes les responsabilités pour le vaste monde du commun.
Bien sûr, il a fallu devenir le
septième art. Et pour cela, pas de mystère, le cinéma a dû réintroduire du
poids du monde dans ses affaires. C’est là la ligne de séparation entre le
cinéma d’auteur et le cinéma commercial : le premier pèse plus lourd que l’autre
en cherchant à se confronter à la réalité plutôt que de nous en arracher.
Et le cinéma est devenu la
machine à se débarrasser tout à trac pour ceux qui triment et s’offrent avec
les films un luxe. Celui d’être une fois dans la semaine des partisans du
moindre effort. Et voilà qui n’a pas de prix en échange de quelques euros.
Et « Gravity » me
direz-vous ? Eh bien « Gravity » est aussi bien à entendre qu’à
voir. A entendre au sens premier. Au sens de « gravité », de ce qui
est grave, de ce avec quoi on n’agit pas avec légèreté. Une séquence ? Alors
une seule : Sandra Bullock tractée comme le poids mort qu’elle s’imagine
être dans le silence du cosmos par un George Clooney épuisant à force de
légèreté. Je sais c’est ridicule. Mais il faut pour comprendre oublier la télé,
le café, la publicité, le jeu fébrile et les effets spéciaux qui dans deux ans
seront affreusement datés. Tout ça n’a rigoureusement aucune importance. Ce qui
compte c’est ce qu’on voit et ce qu’on entend et le rapport entre les deux. Et
que voit-on ? Deux corps flottants, légers, si légers dans l’espace
infini. Et c’est très beau quoi qu’on en dise. Mais qu’entend-t-on ? La
fameuse histoire du trauma qui tient lieu de psychologie aux personnages des
blockbusters depuis bientôt quarante ans. Et c’est très prévisible quoi qu’on
en pense. Mais le rapport entre les deux ? L’apesanteur et la pesanteur
réunis par l’image et le son. Point de tension entre ciel et terre. Mariage du
ciel et de l’enfer. Gravité, donc.
Le cinéma – qui n’était pas
spécialement né pour raconter des histoires – fait comme cela sans cesse la
preuve qu’il est constitutivement capable de séparer la narration (la triste et
lamentable histoire de Sandra Bullock dans l’espace) de cette fonction
imaginaire qui consiste à mettre en scène, pour le spectateur, des manières d’être
au monde, c'est-à-dire – et ici littéralement – dans l’espace. Car la question
du cinéma n’est en rien "qui sommes-nous" ?, mais toujours "où sommes-nous" ?
Le cinéma n’est pas un art de la profondeur. Laissons le soin à la littérature
où même à la peinture d’empiler les feuillets et les couches. Le cinéma c’est l’art
mince de la pellicule, qui remplace la faible profondeur par le plus d’espace parcouru.
Le cinéma c’est l’art du mouvement et du déplacement. Et « Gravity »
est le film du retour sur terre. Après la projection enjouée de la fusée de
Méliès jusque sur la lune, après le voyage inquiétant de 2001, odyssée au bout
de laquelle on se trouvait soi-même, il faut à présent régler nos petites
affaires, nos petits affres, en décidant d’aller nous remettre sur pieds là où c’est
encore possible : affronter la pesanteur est le dernier défi du
blockbuster, toujours en quête de ce qui lui manque le plus, de masse encore et
toujours. De l’espace nous partirons donc pour aller nous colleter avec la
réalité. « Gravity » raconte à ses spectateurs, assis comme les
astronautes à l’écran, dans un fauteuil qui
se déplace, comment il va leur falloir en une heure et demi prendre la décision
de sortir de la salle pour aller retrouver leurs vies.
« Gravity » ou le
blockbuster remède à la mélancolie. Car le voilà l’autre nom du poids du monde.
Ce qu’on nomme aujourd’hui dépression. Il y a, dans le film d’Alfonso Cuaron,
une définition du cinéma à l’état brut. Celle d’un médium qui nous propose à tous
l’ultime décharge : une vision impossible, celle du regard de Dieu sur la
terre, Dieu qui, dans la contemplation du cosmos, oublierait qu’il s’agit de
son propre effort pour jouir simplement du spectacle. Quelque chose comme une
contemplation pure. Quelque chose comme une drogue optique : la terre vue
de l’extérieur. Ainsi en va-t-il de Krikalev resté longtemps, si longtemps, sur
la station MIR alors que l’URSS s’effondrait au-dessous de lui en 1991.
Krikalev ne savait pas s’il redescendrait jamais et a confié ne pas s’être tué par
la grâce de la contemplation du monde qui lui a permis très souvent d’oublier
jusqu’au passage du temps. Extase permanente qui nous détourne de la
mélancolie. Contre-champ, point de vue inversé, opposé à la version « sérieuse» de « Gravity »
qui se nomme comme de juste « Melancholia » et où, depuis la terre,
quelques habitants sont chargés de tout le poids du monde jusqu’à ce qu’en
advienne la fin.
Et avec elle, la mort du cinéma :
enfoncement, empêchement, écrasement. Tout le poids du monde sur les épaules
nous dit-on. Lente extinction de l’art du mouvement et de l’apesanteur. Quelque
chose comme une thématique "robe de mariée et semelles de plomb".
En rupture avec le courant de
films de fin du monde qui s’est imposé depuis quinze ans, le faussement naïf « Gravity »
va chercher comme à la parade les premiers chevaux du cinéma – ceux du
photographe Edward Muybridge décomposant le galop pour la première fois en 1874
– pour les lancer de nouveau dans un "ride" forain (car le retour sur terre pour le cinéma c'est le retour aux origines, celles du cinématographe), là où le morbide « Melancholia »
paralyse symboliquement l’animal. On pourrait le dire autrement : « Gravity »
a l’immense courtoisie d’engendrer autre chose que la mélancolie. On pourrait
le dire ailleurs : « Gravity » organise notre retour au réel
dans les meilleures circonstances possibles c'est-à-dire en (film-) catastrophe.
Alors quoi ? On peut en dire
tout ce qu’on veut. On peut même avoir un avis. Mais il n’empêche, quoi qu’il
arrive, qu’avec « Gravity » le cinéma court toujours.
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