mercredi 3 décembre 2014

Lost lost lost 1976 de Jonas Mekas.





« It’s my nature now to record, 
to try to keep everything I’m passing through……  
to keep at least bits of it…… 
I have lost too much…… 
So now I have these bits that I have passed through. »

Jonas Mekas.


 

Jonas Mekas débarque à New-York le 29 octobre 1946. Il achète quelques temps après, avec son frère Adolphas, une caméra Bolex 16 mm avec laquelle ils vont s'employer en premier lieu, si l'on peut dire, à filmer le quotidien de la communauté lituanienne en exil.




Si « Lost lost lost » monté en 1976 n'est pas le premier film du cinéaste, il est celui qui contient les premières images tournées par Mekas. Car c'est bien dans ce décalage que réside l'une des spécificité d'un cinéaste qui n'en manque pas : les images que le cinéaste tourne inlassablement depuis maintenant presque 70 ans sont regroupées dans des films dont seul le commentaire off est contemporain de leur finalisation. Autrement dit, Jonas Mekas parle dans chacun de ses films sur des images qui remontent le plus souvent à plusieurs décennies.




S'il est commun de constater que le langage cinématographique ne connaît qu'un seul temps de conjugaison – le présent de l'indicatif – l’œuvre de Mekas met clairement ce principe en crise tant la bande-image et la bande-son sont séparées par le temps, celui d'une vie.

Extraits de « L'Odyssée » d'Homère ou du journal du cinéaste composent pêle-mêle la bande-son de « Lost lost lost ». Les plans qui composent, eux, la bande-image n'étaient pas destinés originellement à faire œuvre. Ils étaient le fruits d'un réflexe, celui d'un lecteur assidu cherchant à préserver certains moments de vie comme on veillerait sur une bibliothèque. A partir de ces moments épars, Mekas tentera de constituer un travail proche de ce que l'on nommera à posteriori – l’œuvre de Mekas est une œuvre à posteriori – le « ciné-journal ».




Les instances de classifications esthétiques classe généralement le travail du cinéaste lituanien dans le vaste champ du cinéma expérimental. Ce travail, inlassable, a produit une forte rupture au sein de cet « autre » cinéma jusque là – et particulièrement aux États-Unis – sous influence des Avant-Gardes européennes et, donc, de la psychanalyse. Hors Jonas Mekas est un émigré sur le sol américain. Il est d'une certaine manière le continuateur de l’œuvre muette d'un Charles « The immigrant » Chaplin, il est un personnage principal de Kazan – celui d' « America America » que le metteur-en-scène d'origine grecque réalise en 1963 – qui se serait emparé d'une caméra. Il est d'ailleurs troublant de constater que le début de « Lost lost lost » avec ses plans d'arrivée à Ellis Island raccorde parfaitement avec la fin de la fiction très documentée de Kazan. « Lost lost lost » in « America America » pourrait-on dire. Car là où Chaplin puis Kazan prennent en charge la figure de l'immigré, Mekas cartographie chaque jour davantage la trajectoire de l'émigré, de celui qui est arrivé au terme d'un voyage et qui, loin d'avoir atteint son but, en commence un autre.










C'est là le sens de ce « Lost lost lost ».




Question : comment se retrouve-t-on trois fois perdu ? Il y a la certitude de ce que l'on a quitté. Il y a l'étrangeté de ce que l'on a trouvé. Il y a l'espoir déçu du retour au pays. Il y a là quelque chose du cinéma qui arrive toujours trop tard car au moment où il saisit les choses elles ne sont déjà simplement plus. Il y a là quelque chose du destin de l'émigré qui débarque et doit s'accoutumer à un sol et des règles, règlements et réglementations qui ne sont pas les siens. Il y a là quelque chose qui traduit ce à quoi est condamné celui qui ne parle pas la langue, ne maîtrise pas les codes et qui a grandement à voir avec le principe même du cinéma : la surface du réel impressionnée sur celle de la pellicule avec, au cours de l'opération, une perte aussi évidente qu'irrémédiable. Il y a dans toute cela quelque chose de la mélancolie profonde de tout cinéaste qui se respecte. Hors le cinéma de Mekas ne croit pas à la psychologie, c'est à dire à la profondeur. Mekas est un – si ce n'est « le » - cinéaste de la surface. Il est celui qui aura sans doute couvert le plus de surface depuis le mi-temps du vingtième siècle jusqu'à aujourd'hui. Il est celui qui enregistre le moindre fait, le moindre geste et qui, par leur accumulation, leur répétitions à travers le temps et l'espace, accède à une part étrange et fascinante de réel – entre enregistrement et mémoire, c'est à dire non expurgée de certains éléments fictifs, reconstruits à posteriori encore.




En cela, Jonas Mekas est le cinéaste qui prend le cinéma pour ce qu'il est : une pellicule, une surface, celle du monde qui se donne à voir du dehors et qui, grâce à la durée, permet néanmoins d'accéder au dedans, soit à ce qu'on n'en voit jamais – ce serait illusoire, c'est là le lot merveilleux de la fiction revendiquée – mais qui, pourtant, toujours se dévoile, par éclats, par instants. Arracher ces moments-là aux flux communs de notre perception est sans soute le rôle de l'artiste...




Comment Deleuze définissait-il l'artiste ? "Décrire la chaleur dans la steppe chez Tolstoi, un peintre y arriverait à peine, c’est tout un complexe de sensations : essayer de donner à ce complexe de sensations, une indépendance radicale par rapport à celui qui l’éprouvait. Les grands romanciers décrivent des atmosphères. Thomas Wolf dit dans ces nouvelles, quelqu’un sort le matin, il sent un air frais, lui arrive une odeur de pain grillé, un oiseau passe dans le ciel, il y a un complexe de sensations. Qu’est-ce que ça devient quand est mort celui qui l’éprouve ou quand il fait autre chose. Qu’est-ce que ça devient ? ça me paraît être la question de l’art. L’art donne une réponse à ça. Donner une durée ou une éternité à ce complexe de sensations qui n’est plus saisi comme étant éprouvé par quelqu’un ou à la rigueur qui va être saisi comme étant éprouvé par un personnage de roman, c’est-à-dire par un personnage fictif."
 
Ainsi Jonas Mekas est-il un artiste par excellence, c'est à dire, avant toute autre chose, un regard qui possède les capacités précieuses et conjointes de l'étonnement et du pragmatisme. Voilà qui, peut-être, défini à la fois le regard du cinéaste et celui de l'émigré. Car c'est bien depuis l'origine sur des regards d'émigrés que s'est constituée une grande part de l'Histoire du cinéma, tout spécialement en Amérique.



mardi 2 décembre 2014

Crash 1996 de David Cronenberg.





« Crash », que réalise en 1996 David Cronenberg, reproduit pour la détourner une esthétique toute publicitaire. "Crash", c'est la fabrique de l'image lisse, rutilante, métallique, inhumaine à force de perfection glacée. « Crash » n'est pas à proprement parlé un film sentimental...

« Crash » raconte, en surface – celle de l'image pour l'image, comme ivre d'elle-même –, l'histoire de quelques êtres policés que fascinent les aspérités du corps et les bleus de l'âme, coupés du simple plaisir d'exister par le monde des images, des représentations, et qui, pour éprouver encore quelque chose doivent s'éprouver eux-mêmes radicalement à l'aide de quelques autres, leurs semblables en solitude. Pour cela, il leur faut reproduire sans fin le seul lien que tous nous avons avec le passé, avec l'Histoire : l'image. 




Des accidents célèbres agencés de nouveau et à la perfection lors de cérémoniaux secrets vont ainsi servir de vecteur à une étrange contamination par l'image que le cinéaste conçoit comme virale, drogue optique qui, inoculée par l’œil, est destinée à contaminer le corps, c'est à dire à régir les faits et gestes de ceux qui regardent, cette frange à présent dominante dans l'espèce humaine qui s'est trouvé pour nom « spectateurs ».




Andy Warhol déjà – avec, mettons, la série fameuse des « Car crash » – avait annoncé l'épidémie ravageuse des images n'ayant pour seule force que leur plasticité sans limite, c'est à dire leur reproductibilité sans fin. Et peu importe alors les limites de la plasticités de corps qui, une fois photographiés, trouvent dans l'image une nouvelle forme d'existence. Peu importe qu'avec la voiture, s'achète aussi, en un point indéterminé de l'espace et du temps, l'accident qui mêlera brutalement la chair et le fer car l'image viendra produire avec cela un tout parfaitement homogène.




L'accident fera-t-il alors encore office de point de contact sans retour entre l'image et le réel ? C'est à cette question qu'une poignée de femmes et d'hommes tentent de trouver une réponse ici. C'est cette béance, ce passage entre deux dimensions du monde et de sa perception que recherchent les personnages du film sans jamais parvenir à la trouver.




Qu'ajouter à ce constat un rien déprimant pour qui s'attarde à y songer un peu plus longtemps qu'il n'est nécessaire à la simple contraction du virus ? Que le cinéma – monde parallèle au notre – a peut-être une étrange vertu qui s'accorderait fort bien avec son pouvoir infectieux : en effet, le cinéma est à bien des égards comparable à un vaccin. Qu'est-ce que l'image cinématographique sinon le possible de confondre notre regard avec celui de l'autre pour une durée déterminée ? Dès lors si l'image est d'origine virale, pourquoi ne pas la considérer au cinéma – c'est à dire sous cette forme de l'image – le plan – qui vise à faire sens par la succession – comme un vaccin potentiel, soit comme le moyen d'une inoculation qui, au final, immunisera son spectateur contre le mal contenu dans l'image elle-même ? 




De l'imagerie publicitaire, pure superficie, pur espace de superficialité réduisant également son spectateur à la platitude, le film ne va tirer aucune profondeur – les personnages n'auront pas évolués d'un iota à la fin du film – mais va plutôt parcourir une immense surface, cartographier le vide intérieur à l'aune de la répétition inlassable d'un nombre réduit d'éléments confinant à l'obsession. C'est à dire traiter l'image pour ce qu'elle est, physiquement : une surface sans commencement ni fin sur laquelle nous nous déplaçons ou qui, plus exactement, se déplace sur nous comme en une projection continuelle. Esthétique de la répétition et non de la progression dramatique et glissements successifs de personnages qui restent à la surface, « font », littéralement, surfaces, se fondent en une surface uniforme et donnent de trajet en trajet, de voiture en voiture, d'accident en accident, une définition de l'homme contemporain : il n'est plus celui de la profondeur psychologique mais celui qui couvre – virtuellement – le plus de surface possible dans un monde d'images clôt sur lui-même qui le coupe sensiblement de l'émotion réelle, du sentiment même du réel.

Qu'est-ce que « Crash » alors, sinon la (re)présentation d'une quête qui tourne à l'errance, celle d'être prisonniers d'une dimension virtuelle – constituée par les images – à la recherche d'une issue vers des affects dont les accidents seraient un possible catalyseur. Hélas, si la sensation, le sensationnel est au rendez-vous, manque, systématiquement l'émotion c'est à dire, et paradoxalement, le point de contact.